Hécate considéra Keziah d'un oeil acéré, mais calme. La fureur d'un parent dont l'enfant se trouve menacé: il n'y avait rien de plus dévastateur, rien de plus mordant en ce bas et terrible monde. Elle avait vu sa mère tuer pour elle. Elle savait que Keziah tuerait pour Louise.
Malheureusement pour lui, il ne semblait pas être le type de personne à exceller dans l'art de la guerre. Quoi de plus normal pour un homme dont l'intellect constituait le plus redoutable atout?

Elle ne pouvait le blâmer de sa réaction et lorsqu'il lui hurla dessus, une chose dont elle ne l'aurait pas cru capable, elle haussa les sourcils. Elle hésitait entre deux réactions très contradictoires: la première, dictée par son orgueil, était de se féliciter d'avoir si efficacement écorché son masque d'indifférence. Rien de plus jouissif que de faire vaciller un monument en apparence inébranlable. La seconde et plus raisonnable des deux consistait à s'adresser à la seule personne mesurée de la conversation à cet instant, c'est à dire Louise, et à la rassurer.

Elle se contenta donc de regarder Keziah, dont la nonchalance s'était transformée en aura de fureur et dont les yeux si pétillants n'envoyaient plus que des ondes de haine dans sa direction. Il l'aurait étranglé à mains nues s'il l'avait pu. Elle le savait. Et elle n'était pas assez stupide pour défier un lion en face d'un de ses petits. Même les prédateurs les plus féroces savent quand rebrousser chemin. En outre, elle ne le voyait pas vraiment. Il n'y avait que les yeux apeurés de Louise qui attiraient son regard.
Si bleus.
Si beaux.
Hécate lui fit un léger sourire, ignorant le rictus de rage qui traversa le visage de Keziah.


-Tout va bien, n'aies pas peur. Ton papa et moi nous connaissons. Désolée de ne pas te l'avoir dit. Tu ne m'aurais jamais suivie. Souviens toi de ce que je t'ai dit Louise, et souviens toi du message.

Puis, se tournant vers Keziah elle lâcha, son ton ayant perdu toute douceur:

-Un entretien suffit à ouvrir un dossier. Une erreur suffit à le clore. Ne faîtes donc pas l'erreur tragique de me sous-estimer. Je n'ai de stagiaire que le nom.

Elle se leva de la souche mais ne fit pas un geste vers sa baguette.

-Réjouissez vous plutôt: votre dossier va retrouver sa juste place aux archives. Inutile de me remercier.

Ils s'affrontèrent du regard pendant une seconde qui parut une éternité. Les yeux de Keziah, d'un bleu si intense qu'il en devenait douloureux, brillaient de colère tandis que ceux d'Hécate, calmes, aussi noirs que l'onyx, le sondaient en silence. Elle finit finalement par briser le contact la première et dit doucement:

-Sois forte, Louise. Et souviens toi: même si c'est dur...essaies de pardonner.

Puis, la sorcière transplana.

Elle réapparut devant le ministère et resta immobile une minute, le temps de s'accoutumer de nouveau à l'air gris et lourd de la capitale anglaise. Il crachinait et le ciel de plomb semblait menacer de s'écrouler, signe qu'un orage approchait. Envolés les mobiles du bois aux fées. Envolés les tintements du verre dans la lumière de l'après midi, envolées les boucles blondes de Louise et sa présence. De nouveau il n'y avait plus que la pierre, qui grignotait le coeur d'Hécate au fil des jours et la rendait peu à peu semblables aux statues de Londres. La jeune sorcière pénétra dans le ministère et se rendit en silence jusqu'à son bureau au niveau deux. Il était dix neuf heures passées désormais et seuls demeuraient dans les minuscules salles de travail les rafleurs ou magistrats assignés à des missions d'urgence. A part eux, il restait peu de monde dans les couloirs du département.

C'était pour cette raison qu'Hécate appréciait les heures supplémentaires: le calme, la solitude, l'impression de posséder les lieux pendant un bref moment, de les découvrir comme aucun autre employé ne les connaissait. Ils étaient sa demeure désormais. Allumant la lumière de son bureau avec lassitude, elle s'assit sur la table de bois placée près des étagères et leva sa baguette.

-Accio dossier Campbell

Aussitôt, le dossier fila vers elle et elle l'ouvrit lentement avant de le relire. Elle avait signé son interrogatoire avec Keziah Campbell et avait joint au rapport ses observations personnelles, également signées et marquées du sceau du ministère. Des lignes emplies de suspicions, de questions sans réponse, destinées à atterrir sur le bureau de son supérieur direct et à s'ajouter à celles des inspecteurs précédents.
Elle avait toujours eu l'art de faire passer ses idées. Et l'idée de ce rapport était simple: Keziah Campbell était un menteur patenté. Ni plus ni moins.

Hécate tira la feuille du rapport et regarda sa propre écriture d'un oeil pensif. Puis, elle la fit léviter et murmura:

-Lacarnum inflamare.

Elle observa le parchemin alors qu'il s'embrasait et se consumait rapidement avant de tomber en poussière sur le sol. d'un autre geste de baguette, elle dispersa les cendres et alla tranquillement reposer le dossier de Keziah Campbell sur l'étagère de ses archives, dans la catégorie appropriée. Elle le positionna consciencieusement.

Il allait rester posé là un bon moment.

« Papa ? Hm ? Tu m'en veux ? » Le ciel avait commencé à s'assombrir à l'extérieur. La bougie posée sur la table de nuit à côté du lit de Louise gardait encore à distance les ombres de la nuit mais il serait bientôt temps de les laisser gagner sa chambre d'enfant et apporter avec elles les songes qu'elles charriaient dans leur sillage. Keziah était assis auprès de sa fille, déjà pelotonnée sous sa couette qu'elle tenait fermement des deux mains sous son menton. L'expression penaude de son visage fit fondre la sienne comme neige au soleil et il caressa le haut de sa tête avec tendresse. « Non. Bien sûr que non, mon cœur. Je te l'ai dit, ce n'est pas contre toi que j'étais en colère. Je suis désolé de t'avoir crié dessus. J'ai eu peur pour toi, c'est tout. Elle avait l'air vraiment gentille pourtant. Je sais. Peut-être qu'elle était sincère, je n'en sais rien, mais parfois les gens font semblant d'être gentils pour obtenir quelque-chose. » Louise esquissa une moue dubitative pour toute réponse et Keziah lui ébouriffa alors les cheveux. « Ne pense plus à ça pour le moment, petit lutin. On en reparlera, d'accord ? Mais pour l'instant je veux que tu fasses une bonne nuit de sommeil. Je peux lire une dernière histoire avant ? Une seule. Promis ! » s'exclama-t-elle avec délice, et la joie retrouvée sur son visage suffit à le faire sourire à son tour.

Il jeta un dernier regard en arrière avant de quitter la chambre. Louise avait roulée sur le ventre et ouvert devant elle le livre qu'Elphaba Duchannes lui avait offert quelques temps auparavant. Elle avait du le lire une bonne dizaine de fois déjà, mais elle ne s'en lassait pas. Elle était tout ce qu'il lui restait dorénavant. Sa petite tête blonde. Keziah savait qu'il n'aurait jamais du laisser Hecate Shacklebolt voir qu'elle avait visé en plein dans le mille en approchant sa fille, mais cela avait été plus fort que lui. Bien sûr qu'elle était le maillon faible de la chaîne. Les mangemorts le savaient parfaitement, et lui aussi. Ils n'avaient pas attendu la visite surprise de Shacklebolt pour en prendre conscience. C'était ainsi depuis le début. Il avait beau la tenir au maximum à l'écart, se tenir lui-même au maximum à l'écart, jamais le Ministère ne lui ficherait la paix. Jamais l'épée de Damoclès se balançant au-dessus de la tête de sa fille ne disparaîtrait comme par magie. Mais qu'il soit maudit s'il permettait qu'elle subisse un jour le même sort que les filles de Davius. Gemma et Ava. Il avait tenu ces gamines dans ses bras, par Merlin. Il les avait vu grandir, rire et pleurer, il les avait entendu se chamailler avec leurs parents pour des histoires idiotes d'adolescentes et les serrer contre leur cœur comme quand elles étaient des petites filles. Plus jamais.

Le temps lui était compté. À elle comme à lui. Il n'avait aucune idée si les dernières paroles de Shacklebolt qu'il avait surpris dans le bois aux fées étaient sincères ou n'étaient qu'une manipulation habile. Ce dont il était certain, en revanche, c'est qu'il ne pouvait absolument pas compter dessus. Il avait bien trop à y perdre. Mais il ne pouvait pas continuer ainsi.