Qui avait omis de lui parler de cette balade en bateau incluse dans ce voyage diplomatique ? Sa nouvelle secrétaire sans doute … Ou était-ce les organisateurs qui ne souhaitaient pas que l’on sache que le lieu secret de l’entrevue nécessitait de traverser un plan d’eau ? Vu le nombre de rivières, lacs, mers et océans qu’il y avait sur cette terre, il y avait peu de chance que des détracteurs de ce Haut Sommet ne réussisse à trouver le bon lieu. Anna était devenue médisante, une boule de nerf qui contenait assez mal ses tourmentes intérieures. D’ordinaire, elle n’aurait pas refusé une escapade maritime, mais les circonstances ne s’apparentaient pas à ce genre de promenade. Elle était montée sur ce bateau, un regard méfiant fixé sur le visage, priant Merlin pour que cette traversée ne soit pas trop longue. Le départ s’était fait sans encombre, mais aussitôt avaient-ils quitté le port que les conditions météorologiques s’étaient dégradées et que le brouillard s’était levé. Epais et opaque, en plus de ne rien voir, respirer nécessitait plus qu’un simple enchaînement d’inspiration et d’expiration. Ajoutez à tout cela les vagues et les sursauts que subissaient le bateau à chacune des marées qui frappaient la coque, Anna n’était décidément pas dans les meilleures conditions pour voyager. Néanmoins, elle tut toutes ses remarques et son mécontentement. A quoi bon se plaindre ? Elle n’en recevrait que des réprimandes ou des remarques désobligeantes … Et honnêtement, elle était loin d’être assez calme pour retenir des injures dont ses lèvres ne connaissaient que trop peu les mouvements …

A chaque haut-le-cœur, elle ravalait sa salive et serrait un poing contre son ventre. Dissimulée sous un sortilège de désillusion et une flopée d’enchantements, son ventre légèrement arrondi n’était plus qu’un abdomen plat et invisible. Sa cape s’occupait du reste. Cape qui actuellement lui servait de couverture tellement l’air était humide et froid. Quand arriveraient-elles ? Une once d’impatience commença à la parcourir. Elle regardait l’horizon sans rien voir. Jusqu’à cet instant où, subitement, son regard acéré remarqua les premières courbes d’une île. Enfin ! pensa-t-elle. Elle n’aurait pas tenu le coup bien plus longtemps. Tant bien que mal, le batelier accosta et aida les deux diplomates britanniques à descendre de l’embarcation. Lorsqu’elle posa un pied sur la terre ferme, Anna fut partagée entre le malaise et la félicité d’être arrivée jusqu’ici vivante. Elle resta en retrait plusieurs minutes afin de retrouver son équilibre et de rassembler la force nécessaire pour dicter à ses jambes de se mouvoir. Pendant ce temps Gillian – madame Lufkin – s’attardait avec sympathie sur une banale conversation avec l’homme qui venait de les accueillir. Passivement, elle les écouta parler de la famille de Sir Warburton. Et finalement, ils se dirigèrent vers le petit chemin escarpé qui les mènerait vers le lieu de la réunion. Restant discrète, elle se concentra sur les informations que pourraient leur fournir le délégué britannique à la Confédération internationale des mages et sorciers. Elle sentit rapidement que ce séjour serait encore pire qu’elle ne s’y attendait et que les négociations ne seraient pas une promenade de santé.

Suivant ses deux compatriotes à la trace, ils arrivèrent finalement au château où ils logeraient ces prochains jours. Sir Warburton les laissa à l’entrée de grands appartements, les abandonnant dans une ultime révérence. Anna lui adressa un léger signe de tête et le remercia. Elle entra dans le grand salon et laissa son regard s’attarder sur la beauté des lieux. « Installez-vous, miss Grimaldi. Nous avons encore un peu de temps avant que l'information de notre arrivée ne déclenche la suite des événements. Profitez-en pour vous détendre. J'aurais besoin de toute votre attention par la suite. Inutile de vous rappeler qu'à partir de maintenant vous devrez mesurer et peser chacun de vos mots. Le moindre dérapage nous serait extrêmement préjudiciable, j'espère que vous en avez conscience. Vous entrez dans la cour des grands aujourd'hui. » Elle s’y était préparée pendant des semaines à cette première immersion dans le grand bain. Jusqu’alors, sa formation ne l’avait exposée qu’à des mises en situation fictives et jamais, elle n’avait encore eu à interagir avec  autant de professionnels du domaine. Une certaine pression reposait sur ses épaules, elle devait faire preuve d’une rigueur extrême pour s’adresser aux différents citoyens des pays représentés. Chaque pays avait sa culture, et chaque culture nécessitait qu’elle en connaisse les libertés et les limites. Elle avait planché sur ce sujet durant des mois entiers, et avait la sensation d’être prête … Toutefois, aujourd’hui, confrontée à la réalité, elle sentait une certaine angoisse peser sur sa poitrine. « Je … Je vais aller ranger mes affaires dans ma chambre. Je n’ai pas vraiment besoin de me détendre, en tout cas je n’y arriverai pas tant que le Sommet n’aura pas commencé, donc si vous avez besoin que nous nous préparions à nos futurs allocutions, je suis disponible. Mais je comprendrais parfaitement que vous souhaitiez, vous, vous reposer un peu avant la tempête. » Elles savaient toutes deux que l’avenir ne serait pas aussi clair et calme que leur conversation actuelle. La tornade s’approchait. Bientôt elles ne feraient partie que d’une minorité face à leurs réfractaires, et elles devraient assurer … L’avenir des relations internationales avec le Royaume-Uni reposait sur leurs épaules.

Citation :

Invitation à l'intention de Mrs Gillian Myriam Lufkin et Miss Anna Olivia Grimaldi

Babajide Akingbade
Grand Manitou Suprême de la Confédération Internationale des Sorcier
a l'honneur de vous convier
pour un apéritif dînatoire
ce soir à partir de 20h
dans le Salon Rouge

Anna dénoua le nœud qui retenait sa cape ; le tissu était devenu lourd à force d’absorber l’humidité de l’environnement dans lequel les deux diplomates avaient été transportées. Le déposant au bord d’un des grands canapés, elle tapota du bout de sa baguette dessus pour le sécher. Le rire de Gillian l’avait mise mal à l’aise. Tout en Gillian la mettait mal à l’aise depuis que l’une était devenue directrice et l’autre son adjointe. Les choses avaient considérablement changé depuis qu’elle était entrée pour la première fois au ministère. A l’époque, elle était aux prises du déni et refusait d’admettre que ce qu’elle faisait ne servirait à rien. Elle avait été naïve, s’était laissée manipuler par les deux partis, avait trahi ceux qui auraient pu être ses alliés. Elle avait été faible voilà tout. A présent, seule la culpabilité arrivait à se frayer un chemin dans son corps meurtri par la fatigue. Elle s’était laissée avoir, et maintenant, elle n’avait plus aucune porte de sortie. Elle était devenue directrice adjointe plus par dépit que par envie ; énième tentative de se donner de l’importance, de ne pas donner de raisons au gouvernement de douter d’elle. « Vous avez fait vos devoirs, Grimaldi, ayez confiance. En plus, on ne vous a jamais dit que c'était inutile, voire contre-productif, de réviser la veille d'un examen ? » Elle baissa les yeux et lança un sortilège sur sa malle pour la faire léviter. « Disons que ce n’est pas des révisions mais seulement une relecture. Une façon de m’occuper l’esprit … » Elle se retourna et rejoignit sa chambre.

Allongée sur le lit depuis de longues minutes, Anna fixait le plafond, les mains refermées sur son ventre. Sa fille bougeait et pour la calmer, seules les caresses marchaient. « Miss Grimaldi. » Filtrant à travers la porte, la voix imposante de Gillian la fit sursauter. Se levant un peu trop vite, elle sentit sa tête tourner et ses yeux se voiler de noir. Elle dut se retenir quelques minutes au mur avant de rejoindre sa supérieure. Elle attrapa le carton d’invitation que cette dernière lui tendit et le lut. Gillian lui laissa tout juste le temps de finir qu’elle partait déjà dans un long discours de préparation afin que tout se déroule parfaitement. Anna, elle, n’arrivait à se concentrer que sur une chose, son reflet pitoyable dans le miroir qui détonnait avec la belle robe de soirée de la directrice. Elle allait devoir se changer et se préparer, et ça, vite. Elle croisa le regard de Gillian lorsque sa tirade fut terminée et esquissa un léger sourire. « Ne vous en faites pas, je peux être très convaincante quand il le faut. » Elle n’attendit pas de réponses, fit volte-face et retourna dans sa chambre. Elle n’hésita pas longtemps sur la tenue qu’elle porterait. Fixant la pendule toutes les deux minutes, elle ne tarda pas à sortir de son antre, vêtue d’une longue robe noire bustier laissant paraître son ventre plat et ses jolies formes. Autour du cou et des poignets, des cristaux scintillaient à chaque fois qu’une de leurs faces absorbait un rayon lumineux. Sa pochette renfermait sa baguette magique – et quelques anti-nauséeux - . Perchée sur ses hauts talons, elle finit par se décider à bouger. « Nous devrions y aller. Nous ne devrions pas trop les faire attendre … »

Face aux portes fermées du grand Salon rouge, Anna ne put empêcher ses jambes de trembler. Pourtant, lorsque les gardes ouvrirent les deux portes, pour la laisser Gillian et elle pénétrer à l’intérieur, elle sentit comme une assurance nouvelle renaître en elle. Faire semblant, elle l’avait fait des milliers de fois, et plutôt bien, avouons-le. Elle était née avec une cuillère en argent dans la bouche, il était temps pour elle de prouver qu’elle le méritait. Attrapant deux verres sur l’un des plateaux que les serveurs leur présentaient, elle en tendit un à Gillian. « Je vais aller par-là, voir si quelques représentantes ne voudraient pas me montrer des photos de leurs petits bouts et lâcher quelques informations sur ce qu’il se dira demain, » dit-elle à voix basse. Et elle partit de son côté. Elle remarqua une petite dame, la quarantaine tout au plus, au milieu de la salle qui regardait un peu partout, comme si elle cherchait quelque chose. « Buongiorno Signora Petrelli. Come sta ? E come sta la sua bambina ? » Une compatriote italienne qu’elle avait déjà dû rencontrer une fois lors d’un voyage diplomatique en Italie. Elle laissa la femme lui parler de sa fille, de son talent pour l’art, du fait qu’elle allait bientôt se marier et toutes ces choses qui importaient peu. De temps à autre, Anna détournait les yeux, discrètement, afin de chercher sa prochaine proie. Elle aperçut alors au loin, le maître de la soirée, monsieur Akingbade. Parcourant alors rapidement la salle des yeux, elle réussit à croiser le regard de Gillian et lui faire signe que le Grand Manitou Suprême de la CIMS se trouvait là-bas. D’une certaine façon, elle lui demandait si c’était le moment pour elles d’aller se présenter et d’user un peu de leur séduction naturelle.