Louise tira sur son nez pour l’aplatir en forme de groin et loucha en direction du lutin tout en sortant elle aussi sa langue de sa bouche. Surpris de se voir retourner la grimace, la petite créature eut une expression choquée qui lui donna l'air particulièrement idiot avant de s'ébrouer, d'exécuter une galipette dans les airs puis de détaler entre les arbres en poussant un cri perçant. Louise éclata alors de rire et échangea un regard complice avec Hecate. Si elle avait semblé hésiter quelques secondes à l'accompagner ici quand elle le lui avait demandé, elle n'éprouvait plus une once d'appréhension à se trouver en sa compagnie. Ses parents lui avaient appris à se méfier des inconnus, bien sûr, mais ils n'avaient jamais été paranos sur la question pour autant et ne l'avaient pas nourrie de peurs inutiles. Hecate ne lui avait donné aucune raison de la craindre. Elle était rigolote, gentille, et jolie aussi. Et puis elle avait des chocogrenouilles ! Louise ne connaissait personne de mal attentionné aimant les friandises !

« Dumbledore ? Pas de chance. C'est un des plus faciles à avoir de la collection. Regarde, j'ai eu Alguff le Fétide moi ! "Ce gobelin nauséabond était connu à son époque pour tenter de vendre des fioles de sa sueur à un fabriquant de Bombabouses." Beuuurk, » grimaça la gamine en riant à moitié. Elle reposa la carte dans son emballage et croqua avidement dans le chocolat, laissant échapper un grognement appréciateur. « Une fois, mon père a ensorcelé les grenouilles pour qu'elles puissent faire plus d'un saut. Elles se sont mises à bondir partout dans la maison et on a mis un moment avant de toutes les rattraper, mais c'était drôle. Quand j'aurai l'âge d'avoir une baguette il a dit qu'il me montrerai comment on fait. » Oh, il lui tardait tellement le jour où elle serait assez grande pour aller à Poudlard ! Le château millénaire était un objet de fantasmes pour tous les enfants nés de parents sorciers. Louise ne faisait pas exception à la règle. Continuant à pépier gaiement, elle ne sembla pas se rendre compte que son interlocutrice était devenue bien silencieuse jusqu'à ce qu'elle lui fasse remarquer qu'elle avait du chocolat autour de la bouche.

Louise se débarbouilla grossièrement avec ses mains – au diable les mouchoirs – tout en écoutant sagement l'histoire de Hecate. Son sens de la réserve fut toutefois mis à rude épreuve quand elle évoqua la période depuis laquelle elle n'avait pas vu sa mère, et elle s'entendit s'exclamer : « Trois ans ?! » Elle écarquilla les yeux, visiblement choquée, avant de détourner les yeux. Son regard tomba alors vers le bout de ses souliers, avec lesquels elle se mit à gratter la terre humide de la forêt. Elle se sentait triste tout d'un coup. Pour Hecate, mais aussi car sa maman lui manquait à elle aussi. « Tes parents à toi, ils vivent ici ? Oui, répondit-elle d'une petite voix, sans relever le menton. J'habite de l'autre côté du village, un peu à l'écart, mais... Elle se mordit la lèvre doucement, sembla hésiter. Ma maman elle... Elle est partie. Elle a aidé des gens et, maintenant, le Ministère dit qu'elle est méchante et qu'elle devrait aller en prison. » Elle ne comprenait vraiment pas cela. Son papa lui avait expliqué que les gens auxquels sa mère était venue en aide étaient des nés-moldus, des sorciers que le gouvernement recherchait parce qu'il pensait qu'ils étaient des voleurs de magie, ce qui était vraiment bête comme idée. Mais sa maman avait désobéi aux ordres.

Louise s'agita sur son tronc d'arbre et vint caler ses deux mains sous ses fesses, comme pour les empêcher de triturer le bout de sa robe sur ses genoux. Elle releva enfin la tête, en revanche, et plongea un regard plein d'attente dans celui de la jeune femme à la peau d'ébène. « Ta maman aussi elle doit rester en Amérique parce qu'elle a fait une bêtise ? Moi je voudrais que la mienne puisse rentrer à la maison. Elle me manque. »

Hécate écouta Louise parler et lui offrit un sourire triste.

-Ma mère est restée en Amérique parce que mon père...a décidé qu'elle n'était plus capable de s'occuper de mon petit frère, de ma petite soeur....ni de moi. Il lui a beaucoup crié dessus et il lui a fait beaucoup de mal alors un jour elle est devenue très triste et elle n'a plus été capable de sourire, ou de rire. Mon père nous a dit de faire nos valises et nous sommes venus ici. Je ne sais pas comment elle va....elle me manque aussi.

Pendant un moment, elles se regardèrent en silence et Hécate déballa une autre chocogrenouille avant de regarder la carte. Cette fois elle avait eu plus de chance. Un sorcier chinois la regardait et fit exploser une poignée de poudre avant de disparaître dans un nuage rouge.

Hécate calcula son prochain mouvement et finit par dire:

-C'est compliqué le monde des adultes...même moi parfois je ne comprends pas bien comment ça marche. On croit que certaines personnes sont gentilles et elles sont méchantes..on croit que d'autres sont méchantes et elles ne le sont pas tellement...ce n'est jamais simple. Les gens que ta maman ont aidé ne sont pas tous des monstres mais certains d'entre eux...ont fait des choses très graves. Ma petite soeur était un tout petit peu plus âgée que toi, elle venait de rentrer à Poudlard et ils l'ont tuée. Je ne sais pas si ta maman est au courant. Je ne penses pas. De ce que tu m'as dit, elle a l'air d'être une femme très gentille et quant à ton papa...j'aurais aimé avoir le même.


Elle sourit et lui offrit une deuxième chocogrenouille en regardant les mobiles qui brillaient sous la lueur orangée de la fin d'après midi. L'air était doux et Louise, plus adorable que jamais. Hécate voyait qu'elle avait mal. La guerre n'épargnait personne. Le mieux qu'elle pouvait faire pour cette enfant était de lui laisser son père. Mais sa mère était perdue. Elle se dit que la petite avait au fond de la chance dans son malheur: aucun mangemort n'aurait les états-d'âme qu'Hécate avait à ce moment précis. Ils se contenteraient de liquider tout ce qui se trouvait sur leur passage et d'incendier la -surement très charmante- petite maison des Campbell avant d'envoyer Keziah pourrir dans une geôle ou dans un fauteuil roulant à Ste Mangouste. Le baiser du détraqueur était toujours une pratique à la mode.

Mais encore une fois, Hécate avait des manières. Des principes que le durcissement inexorable de son coeur n'avait pas encore entamé. Elle ne ferait pas de cette petite fille une orpheline tout comme elle ne toucherait pas à un seul de ses cheveux.

Ces piètres voire pathétiques justifications ne la bernaient pas elle même, mais elle se força à mettre en sourdine la compassion qu'elle ressentait pour Louise. Le monde des adultes était bel et bien compliqué voire cruel, elle le découvrirait assez tôt. Pour le moment, c'était à Hécate de faire des choix et d'assurer sa survie puisqu'elle n'avait pas comme Louise de père ou de proche occupé à veiller sur elle.

A chacun son clan. A chacun sa manière de survivre.

-Au début...la mienne m'envoyait des lettres. Avec du parfum dessus, le sien. Ca me faisait toujours plaisir de recevoir de ses nouvelles...la tienne ne t'écrit pas? elle n'a jamais essayé de te dire quelque chose à toi ou à ton papa? que tu lui manquais? ou qu'elle t'aimait?

Elle afficha un air peiné qui n'était qu'à moitié simulé. La perspective que cette petite soit restée sans la moindre nouvelle de sa mère pendant près d'un an l'attristait réellement. Après tout, elle savait pertinemment à quoi ressemblait la peine que provoque l'absence...

Il y avait des choses que Louise ne pouvait pas comprendre. Les lèvres légèrement entrouvertes, elle écoutait avec attention le récit de Hecate sans bien en saisir toutes les nuances. Elle en disait juste assez pour piquer sa curiosité et en même temps trop peu pour qu'elle se représente la situation avec clarté. Jamais Louise n'aurait eu l'indélicatesse de l'interrompre avec des questions pourtant ! Elle n'était peut-être encore qu'une enfant mais elle avait assez de jugeote pour entendre la tristesse qui se cachait derrière le ton paisible et réconfortant que la jeune femme prenait pour s'adresser à elle. Ressasser le passé n'était pas facile. Pour personne. C'était même quelque-chose de douloureux. La petite sorcière finit par détourner les yeux, s'en retournant au trou de souris qu'elle était en train de creuser dans le sol du bout de sa chaussure, quand Hecate évoqua le tragique incident qui avait coûté la vie de sa sœur. Louise releva aussitôt un regard paniqué vers elle. Sa sœur ? Elle avait perdu sa sœur ?! Elle sentit comme un poids  s’appesantir sur sa poitrine et se mordit à nouveau la lèvre en se sentant terriblement idiote de ne pas savoir quoi dire à cet instant. Elle aurait voulu avoir une parole réconfortante, n'importe quoi plutôt que ce silence gênant qui tomba comme une pierre.

Elle savait ce qu'était la mort. Si cela avait été un concept assez flou il y a quelques années encore, elle était assez grande aujourd'hui pour comprendre ce que cela signifiait vraiment, la peur et l'appréhension qu'elle suscitait. Mais Louise n'avait encore jamais expérimenté la mort de manière directe. Elle vivait chaque jour avec la plaie béante que le brutal départ de sa mère avait laissé mais elle savait qu'elle n'était pas morte, que sa maman était toujours quelque-part, là dehors, qu'elle pensait à elle et qu'elle faisait tout pour pouvoir revenir la serrer dans ses bras. Il lui restait encore cet espoir. La mort était différente, comme un gouffre qui engloutissait tout sur son passage. Ce qu'il avalait il ne le rendait jamais. Est-ce que les gens que sa maman avait aidés avaient vraiment fait cette horrible chose dont la jeune femme les accusait ? Elle avait du mal à le croire, ou disons plutôt qu'elle ne le voulait pas. L'image de la petite sœur de Hecate s'imposa pourtant dans son esprit avec autant de clarté que si elle s'était tenue debout devant elle. Elle imagina une petite fille à la peau mate, avec les mêmes grands yeux noirs que son aînée et un sourire débordant de joie de vivre.

Elle était un peu perdue, la gamine aux boucles d'or. Des sentiments contradictoires agitaient ses pensées, qu'elle tentait tant bien que mal de remettre dans l'ordre. Elle sursauta presque lorsque Hecate rompit le silence qui s'était installé entre elles pour lui demander si sa mère ne lui avait jamais envoyé de lettre depuis qu'elle avait du prendre la fuite. « Non. Papa dit qu'elle va bien, que je lui manque aussi et qu'elle m'aime très très fort mais je sais qu'il dit ça comme ça, pour me rassurer. Il fait semblant que rien n'a vraiment changé mais il essaie surtout de se convaincre lui-même je pense, » ajouta-t-elle avec une lucidité étonnante pour une enfant de son âge. Il y avait encore des choses qui lui échappaient dans la manière que les adultes avaient de se comporter et de réfléchir, mais Louise comprenait bien plus que ce qu'on aurait pu imaginer. Son regard s'assombrit pourtant. Quand elle fronçait les sourcils de cette manière, la ressemblance avec Victoria sautait soudain aux yeux malgré le fait qu'elle était le portrait craché de son père. « Parfois, je me dis que ma mère s'en fiche en fait. Je la déteste et je voudrais qu'elle ne revienne jamais. Est-ce que ça fait de moi une horrible personne ? » Sa voix se fissura en prononçant les derniers mots. Elle avait sorti les mains de sous ses fesses et triturait le nouveau paquet de chocogrenouille que Hecate lui avait donné un instant plus tôt. Elle n'osait même plus la regarder en face. Elle avait juste envie de se mettre à pleurer ou de se rouler en boule.

"Parfois, je me dis que ma mère s'en fiche en fait. Je la déteste et je voudrais qu'elle ne revienne jamais. Est-ce que ça fait de moi une horrible personne ?"

Hécate la regarda durement et pendant un moment, oublia complètement pourquoi elle était venue. Au diable Victoria Campbell. Au diable Keziah et au diable Rabastan. Au diable ses plans et ses motivations.
Comment avait-elle pu considérer cette idée comme bonne? A quel moment de son raisonnement avait-elle cru que tirer les vers du nez de cette petite se ferait sans heurts?

Elle se tourna vers Louise et sans même lui demander son avis, la souleva et la posa sur ses genoux avant de lui caresser les cheveux et de poser son menton sur le haut de sa tête. Elle avait toujours tenu sa petite soeur ainsi et quand elle parla à Louise ce fut sur le même ton qu'elle employait autrefois avec Leda. Une voix basse, chaude mais suffisamment présente pour être écoutée avec attention.

-Écoutes moi Louise, écoutes attentivement ce que je vais te dire: ta mère t'aime, elle t'as aimé depuis le moment où elle a su que tu serais sa fille, avant même le jour de ta naissance. Chaque jour, sa première pensée est pour toi, la dernière aussi. Je sais qu'elle t'as juré qu'elle ne te quitterait jamais, qu'elle serait toujours pour toi. Et je sais qu'elle a brisé cette promesse. Mais parfois...abandonner ceux que nous aimons est la seule manière de les protéger. Si ta mère était restée chez vous, ton père aurait été emmené par les mangemorts et tu aurais vécu dans un orphelinat. Ta vie aurait été très différente et ta mère ne voulait pas que tu paies pour ses choix. Elle se bat pour un camp que beaucoup de personnes n'apprécie pas. Moi même, je ne les apprécie pas, je les hais pour ce qu'ils ont fait à ma soeur. Certains d'entre eux sont d'horribles personnes. Tout comme certains membres du ministère. Mais toi Louise tu n'es qu'une enfant, à qui sa mère manque...

Elle ferma les yeux et déglutit tout en continuant de caresser les cheveux de Louise. Les mobiles tintaient doucement et la lumière les traversait, donnant à la clairière un air de paradis terrestre.

-Ma mère non plus ne me donne plus de nouvelles...depuis bientôt deux ans et demie...murmura-t-elle, et parfois j'aimerais qu'elle souffre autant que je souffre, j'ai envie qu'elle ait mal. Comme moi. Parce que mon seul désir est de la serrer dans mes bras et que c'est elle qui m'a demandé de venir ici. De quitter ma maison. Mes amis. Parfois je la déteste. de m'avoir abandonnée avec mon père, de m'avoir confié la responsabilité de ma famille. Elle aurait du nous protéger, me protéger. Mais elle savait quel danger elle nous aurait fait courir si elle était venue avec nous ici, en Angleterre. Alors elle...nous a laissé partir. comme ta maman.

Hécate avait la gorge serrée.

-Je l'ai vue s'éloigner et aujourd'hui j'ai parfois du mal à me souvenir de sa voix. Alors parfois je la déteste pour qu'elle ne me manque pas trop. Mais elle reste ma mère. Et je sais qu'elle donnerait sa vie pour moi, comme la tienne donnerait sa vie pour toi. Nos mères font l'impensable pour nous: nous abandonner. Elles pleurent et font ce qu'elles doivent faire, malgré elles. Ta maman est courageuse. Un jour, elle reviendra et tu devras essayer de lui pardonner. Ce sera dur. Tu ne voudras pas. Tu lui en voudras et tu la détesteras...mais tu devras essayer.

Hécate s'abstint de lui dire que l'option la plus probable était que sa mère reviendrait enchaînée et recevrait le baiser du détraqueur, la rendant impossible à pardonner et incapable d'aimer. Elle refusait de lui gâcher ce mince fil d'espoir. La perte de Léda ne l'autorisait pas à briser cette petite comme elle avait été brisée. Hécate prit une grande inspiration et fit tourner Louise pour la regarder dans les yeux avant de prendre ses joues entre ses mains.

-Louise, regardes moi. J'ai besoin que tu me fasses confiance. Quand tu rentreras chez ton papa, tout à l'heure, je veux que tu ailles le voir et que tu lui répètes exactement ce que je vais te dire. Est ce que tu peux faire ça?

L'enfant hocha la tête et Hécate lui sourit.

-Merci. Maintenant concentres toi, c'est très important: dis lui de t'apprendre des codes que vous pourrez utiliser entre vous, si quelqu'un venait un jour vous poser des questions sur ta maman. Dis lui que tu es le maillon faible de la chaîne et que des gens pourraient te prendre pour cible s'il ne te surveille pas mieux. Je sais que tu ne comprends pas tout ce que je veux dire, mais ce n'est pas important. J'ai besoin que tu te souviennes de tout cela et que tu le lui répètes. Des codes. Le maillon faible. Il doit te former et te surveiller, pour ton propre bien... Et dit lui une dernière chose: il vaut mieux être mordu par un crocodile que par un serpent, car les crocodiles n'ont pas de venin et ne serpentent pas dans l'ombre. Est ce que tu as tout retenu?

Elle lui fit un sourire encourageant. La petite était intelligente, elle retiendrait sans le moindre doute tout ce qu'elle venait de lui dire, du moins elle l'espérait. Hécate avait conscience de ses propres contradictions mais peu lui importait. Elle aurait bien d'autres occasions de mettre son clan hors de portée, des opportunités qui n'incluraient pas de sacrifier une petite fille sur l'autel de cette guerre qui la fatiguait à cet instant plus que jamais.

Le dossier Campbell allait retourner sur le dessous de la pile. Et avec un peu de chance, Keziah aurait compris à quel point ses défenses étaient poreuses. Peut-être même se remettrait il en question...il était permis de rêver après tout.

« Louise ? » La voix s'éleva d'entre les arbres, dans le dos de Hecate qui pu sentir la gamine sursauter entre ses bras puis desserrer son étreinte autour de ses épaules pour se redresser. « Papa ! Louise, écarte-toi de cette femme. Mais... Maintenant ! » L'ordre claqua dans l'air comme un coup de fouet. L'espace d'une seconde, la blondinette en resta comme deux ronds de flanc, stupéfaite, mais elle se reprit rapidement et se dépêcha de courir vers son père. Quand elle arriva à sa hauteur, il posa une main sur le sommet de son crâne et la poussa doucement derrière lui. Elle se réfugia alors dans son dos, où elle s'agrippa à la veste de son costume et enfouit son visage à l'intérieur. Elle n'avait aucune idée de ce qu'il se passait et cela lui faisait peur. Elle n'avait jamais vu son papa avec une telle expression de fureur sur le visage. Jamais. C'était aussi la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité qu'il haussait le ton pour s'adresser à elle.

Les yeux bleus d'ordinaire si malicieux de Keziah n'étaient plus que deux lances acérées pointées dans la direction de leur ennemie. Il émanait de lui une colère froide terrifiante, intense, que personne ne l'aurait probablement cru capable de déployer, et pourtant, à cet instant, il aurait pu forcer l'intimidation de presque n'importe qui. Hecate pouvait se vanter d'avoir finalement réussi à faire tomber le masque du langue-de-plomb, mais l'homme qu'elle découvrait n'était peut-être pas celui auquel elle s'était attendue. S'il n'avait pas eu cruellement conscience de son manque évident de talent pour le duel, ni du fait qu'attaquer un représentant du Ministère lui vaudrait un aller simple pour Azkaban – même s'il ne s'agissait que d'une pauvre petite stagiaire – Keziah aurait pu tirer sa baguette hors de son fourreau et lui lancer un mauvais sort. Merlin savait qu'il en mourait d'envie.

Quand il était rentré chez lui un peu plus tôt, il avait été surpris de ne pas trouver Louise déjà à la maison. Elle avait l'habitude de s'attarder après les cours avec ses amis ou de se faire offrir le goûter chez les vieux du village qui ne savaient pas résister à sa bouille d'ange ; il ne s'était donc pas inquiété plus que mesure et était partie à sa recherche avant qu'un vieux moldu en pleine séance de jardinage ne lui dise qu'il l'avait aperçu avec une inconnue faisant route vers le bois des fées. Pris d'une intuition désagréable, Keziah avait alors hâté le pas mais la scène sur laquelle il était tombé était loin de ce qu'il avait imaginé. Il avait eu tellement de mal à en croire ses yeux qu'il était resté parfaitement immobile et silencieux à écouter Hecate Shacklebolt déblatérer ses conneries à propos de codes et de maillon faible, comme si elle avait la moindre foutue idée de ce dont elle parlait. Il n'était parvenu à sortir de sa stupeur que lorsque sa fille avait jeté ses bras autour du cou de la jeune femme, cette image lui semblant soudain intolérable à supporter.

« Pour qui est-ce que vous vous prenez ? Il faisait un effort évident pour contrôler le timbre de sa voix mais sa colère s'entendait dans chacun de ses mots, sourde, grondante, et cela était peut-être pire que s'il s'était mis à hurler. Vous croyez que vous pouvez débarquer ici la bouche en cœur comme ça vous chante et raconter je ne sais quel baratin à ma fille ? Je peux savoir à quoi vous jouez au juste ? Vous dépassez les bornes de votre juridiction, Shacklebolt. Vous avez eu droit à un entretien car votre service était débordé, ne laissez pas ça vous monter à la tête. Et maintenant foutez le camp. » Il se fichait éperdument de froisser ses sentiments. Il n'était pas en capacité de réfléchir de manière pondérée à cet instant. Pas quand le crocodile venait rôder près de sa progéniture.

Hécate considéra Keziah d'un oeil acéré, mais calme. La fureur d'un parent dont l'enfant se trouve menacé: il n'y avait rien de plus dévastateur, rien de plus mordant en ce bas et terrible monde. Elle avait vu sa mère tuer pour elle. Elle savait que Keziah tuerait pour Louise.
Malheureusement pour lui, il ne semblait pas être le type de personne à exceller dans l'art de la guerre. Quoi de plus normal pour un homme dont l'intellect constituait le plus redoutable atout?

Elle ne pouvait le blâmer de sa réaction et lorsqu'il lui hurla dessus, une chose dont elle ne l'aurait pas cru capable, elle haussa les sourcils. Elle hésitait entre deux réactions très contradictoires: la première, dictée par son orgueil, était de se féliciter d'avoir si efficacement écorché son masque d'indifférence. Rien de plus jouissif que de faire vaciller un monument en apparence inébranlable. La seconde et plus raisonnable des deux consistait à s'adresser à la seule personne mesurée de la conversation à cet instant, c'est à dire Louise, et à la rassurer.

Elle se contenta donc de regarder Keziah, dont la nonchalance s'était transformée en aura de fureur et dont les yeux si pétillants n'envoyaient plus que des ondes de haine dans sa direction. Il l'aurait étranglé à mains nues s'il l'avait pu. Elle le savait. Et elle n'était pas assez stupide pour défier un lion en face d'un de ses petits. Même les prédateurs les plus féroces savent quand rebrousser chemin. En outre, elle ne le voyait pas vraiment. Il n'y avait que les yeux apeurés de Louise qui attiraient son regard.
Si bleus.
Si beaux.
Hécate lui fit un léger sourire, ignorant le rictus de rage qui traversa le visage de Keziah.


-Tout va bien, n'aies pas peur. Ton papa et moi nous connaissons. Désolée de ne pas te l'avoir dit. Tu ne m'aurais jamais suivie. Souviens toi de ce que je t'ai dit Louise, et souviens toi du message.

Puis, se tournant vers Keziah elle lâcha, son ton ayant perdu toute douceur:

-Un entretien suffit à ouvrir un dossier. Une erreur suffit à le clore. Ne faîtes donc pas l'erreur tragique de me sous-estimer. Je n'ai de stagiaire que le nom.

Elle se leva de la souche mais ne fit pas un geste vers sa baguette.

-Réjouissez vous plutôt: votre dossier va retrouver sa juste place aux archives. Inutile de me remercier.

Ils s'affrontèrent du regard pendant une seconde qui parut une éternité. Les yeux de Keziah, d'un bleu si intense qu'il en devenait douloureux, brillaient de colère tandis que ceux d'Hécate, calmes, aussi noirs que l'onyx, le sondaient en silence. Elle finit finalement par briser le contact la première et dit doucement:

-Sois forte, Louise. Et souviens toi: même si c'est dur...essaies de pardonner.

Puis, la sorcière transplana.

Elle réapparut devant le ministère et resta immobile une minute, le temps de s'accoutumer de nouveau à l'air gris et lourd de la capitale anglaise. Il crachinait et le ciel de plomb semblait menacer de s'écrouler, signe qu'un orage approchait. Envolés les mobiles du bois aux fées. Envolés les tintements du verre dans la lumière de l'après midi, envolées les boucles blondes de Louise et sa présence. De nouveau il n'y avait plus que la pierre, qui grignotait le coeur d'Hécate au fil des jours et la rendait peu à peu semblables aux statues de Londres. La jeune sorcière pénétra dans le ministère et se rendit en silence jusqu'à son bureau au niveau deux. Il était dix neuf heures passées désormais et seuls demeuraient dans les minuscules salles de travail les rafleurs ou magistrats assignés à des missions d'urgence. A part eux, il restait peu de monde dans les couloirs du département.

C'était pour cette raison qu'Hécate appréciait les heures supplémentaires: le calme, la solitude, l'impression de posséder les lieux pendant un bref moment, de les découvrir comme aucun autre employé ne les connaissait. Ils étaient sa demeure désormais. Allumant la lumière de son bureau avec lassitude, elle s'assit sur la table de bois placée près des étagères et leva sa baguette.

-Accio dossier Campbell

Aussitôt, le dossier fila vers elle et elle l'ouvrit lentement avant de le relire. Elle avait signé son interrogatoire avec Keziah Campbell et avait joint au rapport ses observations personnelles, également signées et marquées du sceau du ministère. Des lignes emplies de suspicions, de questions sans réponse, destinées à atterrir sur le bureau de son supérieur direct et à s'ajouter à celles des inspecteurs précédents.
Elle avait toujours eu l'art de faire passer ses idées. Et l'idée de ce rapport était simple: Keziah Campbell était un menteur patenté. Ni plus ni moins.

Hécate tira la feuille du rapport et regarda sa propre écriture d'un oeil pensif. Puis, elle la fit léviter et murmura:

-Lacarnum inflamare.

Elle observa le parchemin alors qu'il s'embrasait et se consumait rapidement avant de tomber en poussière sur le sol. d'un autre geste de baguette, elle dispersa les cendres et alla tranquillement reposer le dossier de Keziah Campbell sur l'étagère de ses archives, dans la catégorie appropriée. Elle le positionna consciencieusement.

Il allait rester posé là un bon moment.

« Papa ? Hm ? Tu m'en veux ? » Le ciel avait commencé à s'assombrir à l'extérieur. La bougie posée sur la table de nuit à côté du lit de Louise gardait encore à distance les ombres de la nuit mais il serait bientôt temps de les laisser gagner sa chambre d'enfant et apporter avec elles les songes qu'elles charriaient dans leur sillage. Keziah était assis auprès de sa fille, déjà pelotonnée sous sa couette qu'elle tenait fermement des deux mains sous son menton. L'expression penaude de son visage fit fondre la sienne comme neige au soleil et il caressa le haut de sa tête avec tendresse. « Non. Bien sûr que non, mon cœur. Je te l'ai dit, ce n'est pas contre toi que j'étais en colère. Je suis désolé de t'avoir crié dessus. J'ai eu peur pour toi, c'est tout. Elle avait l'air vraiment gentille pourtant. Je sais. Peut-être qu'elle était sincère, je n'en sais rien, mais parfois les gens font semblant d'être gentils pour obtenir quelque-chose. » Louise esquissa une moue dubitative pour toute réponse et Keziah lui ébouriffa alors les cheveux. « Ne pense plus à ça pour le moment, petit lutin. On en reparlera, d'accord ? Mais pour l'instant je veux que tu fasses une bonne nuit de sommeil. Je peux lire une dernière histoire avant ? Une seule. Promis ! » s'exclama-t-elle avec délice, et la joie retrouvée sur son visage suffit à le faire sourire à son tour.

Il jeta un dernier regard en arrière avant de quitter la chambre. Louise avait roulée sur le ventre et ouvert devant elle le livre qu'Elphaba Duchannes lui avait offert quelques temps auparavant. Elle avait du le lire une bonne dizaine de fois déjà, mais elle ne s'en lassait pas. Elle était tout ce qu'il lui restait dorénavant. Sa petite tête blonde. Keziah savait qu'il n'aurait jamais du laisser Hecate Shacklebolt voir qu'elle avait visé en plein dans le mille en approchant sa fille, mais cela avait été plus fort que lui. Bien sûr qu'elle était le maillon faible de la chaîne. Les mangemorts le savaient parfaitement, et lui aussi. Ils n'avaient pas attendu la visite surprise de Shacklebolt pour en prendre conscience. C'était ainsi depuis le début. Il avait beau la tenir au maximum à l'écart, se tenir lui-même au maximum à l'écart, jamais le Ministère ne lui ficherait la paix. Jamais l'épée de Damoclès se balançant au-dessus de la tête de sa fille ne disparaîtrait comme par magie. Mais qu'il soit maudit s'il permettait qu'elle subisse un jour le même sort que les filles de Davius. Gemma et Ava. Il avait tenu ces gamines dans ses bras, par Merlin. Il les avait vu grandir, rire et pleurer, il les avait entendu se chamailler avec leurs parents pour des histoires idiotes d'adolescentes et les serrer contre leur cœur comme quand elles étaient des petites filles. Plus jamais.

Le temps lui était compté. À elle comme à lui. Il n'avait aucune idée si les dernières paroles de Shacklebolt qu'il avait surpris dans le bois aux fées étaient sincères ou n'étaient qu'une manipulation habile. Ce dont il était certain, en revanche, c'est qu'il ne pouvait absolument pas compter dessus. Il avait bien trop à y perdre. Mais il ne pouvait pas continuer ainsi.