❝ right where it begins ❞(6 y.o) 1984 & manoir Moriarty Sa mère a l’élégance d’une châtelaine déchue. Elle évolue telle une reine sur la moquette partiellement moisie, s’acharne à ne pas frémir sous l’assaut des courants d’air qui font siffler la bâtisse perméable. Sa plus délicate couverture est sans nul doute le déni dont elle se pare comme un art, si bien drapée dans ses souvenirs de faste indécent qu’elle parvient à se convaincre n’avoir pas changé de mode de vie. Trop entêtée, à vrai dire, pour faire l’aveu de l’erreur tactique qu'a représenté son mariage. L’amour est toujours présent, cependant, quelque peu travesti par les frustrations que provoquent les incompréhensions et frustrations quotidiennes. Mais présent. N’était-ce pas là l’essentiel ?
L’austère demeure de la famille, il faut le dire, n’a de glorieux que sa façade désuète, relativement préservée des aléas des années. Son allure ancestrale est pure prétention : les murs ne transpirent pas des souvenirs de centaines de générations de Moriarty. Bien au contraire, l’hostile Manoir décrépi semble s’acharner à faire sonner leurs pas comme une imposture, une usurpation. Jaymes Moriarty s’en est bien aperçu lorsque son exil l’a poussé à y trouver refuge, en 1891, 17 ans avant qu'il ne condamne sa malheureuse épouse à subir pour l’éternité la compagnie persistante et malveillante des précédents propriétaires – défunts occupants légitimes de la sordide résidence.
Hanté, le manoir l'est assurément. Cersei le souffle à demi-mots, valsant entre révérence inquisitrice et crainte, en dépit des sèches réprimandes de sa mère. «
Ne sois pas idiote, nous sommes les seuls occupants du manoir. Et que je ne te reprenne pas à traîner dans les ailes désaffectées ! Tu pourrais te blesser », martèle sans cesse Apolline, en vain. Ça tiraille Cersei de l’intérieur ; frisson glacé qui lui hérisse l’échine lorsque les froids ectoplasmes s’amusent à lécher de leurs doigts inconsistants l’inquiétude que laisse percevoir sa nuque crispée. Ils ne se montrent pas, prompts à disparaître sans un bruissement des couloirs obscurs qu’elle parcoure avec acharnement, en quête de leur présence. Elle est obnubilée par eux, Cersei, et cet endroit l’
habite littéralement ; chaque craquement résonne à son oreille, lui fait incliner la tête et fermer les paupières, attentive. S’y ajoutent les chuintements gémissants des oiseaux de nuit, les craquements des fenêtres, les stridulations perçantes des insectes peuplant le jardin. Le bourdonnement de ceux, domestiques, qu'Abraham, le père de la jeune femme, introduit dans la demeure, en adepte d’entomoculture qu’il est : Grinchebourdons, Billywig et autres plus exotiques dont la présence est un véritable affront à la santé mentale d’Apolline. Et puis les sons plus précis, voix et cris, les objets déplacés à un rythme intermittent… tous trouvent en elle un écho indicible, porteurs de sons que son âme catalyse en mélodies. Elle l’entend partout, la
musique. Dans le vent, dans l’espace, dans la lumière. Entêtante, tantôt berceuse discrète, tantôt cacophonie discordante et plus rarement, harmonieuse, rythmée, entraînante. Ce sont ces moments précieux, ces petits miracles qui saisissent la gamine et font naître en elle l’envie de les immortaliser. Elle les fredonne pour les cristalliser dans son esprit juvénile, à défaut de meilleur support, et s’accompagne en tapotant du bout des doigts sur les rebords des tables.
Elle aurait tant voulu d’un instrument.
L’idée l’obnubile, née d’une lubie qu’elle n’a pas comprise en premier lieu : l'envie a surgi sans crier gare dans les pensées de la petite fille, durant l’une de ses habituelles errances à travers les dédales des corridors.
Un instrument sur lequel transposer la cantilène omniprésente dans ses pensées. Et puis elle s’est aperçue que ce désir fugace se précise toujours lorsqu’elle froisse l’atmosphère lourde et déserte du quatrième étage, niveau aussi poussiéreux qu’il était inutilisé – et
interdit. Il faut s’enfoncer dans la pénombre, jusqu’à ce que le couloir se disloque en deux chemins distincts. L’un accessible, l’autre en piteux état : sol défoncé, tapisserie arrachée, comme pour décourager les potentiels curieux de s’y engouffrer.
Ce jour-là, comme souvent, Apolline s’est vêtue de sa dernière tenue correcte pour faire la société, Abraham s’est oublié entre sa paperasse et ses insectes. Occasion rêvée dont Cersei ne manque de bénéficier pour céder à sa curiosité.
C’est
là. Les sons, appel
mélodieux et envoûtant. Comme hypnotisée, elle borde les pièces closes déjà visitées et s’enfonce dans le couloir désaffecté, avant de s’arrêter, hésitante. Repoussée par… une
force étrange, relents de vieux sortilèges qui saturent l’air et le rendent lourd, étouffant. Obstinée ou inconsciente, voire sans doute les deux, elle s’engage malgré tout sur le carrelage éclaté, s’aidant de ses mains pour avancer sans se soucier de maculer de poussière la jolie robe qu’on lui a enfilée plus tôt le matin. D’autres pièces désaffectées, quelques meubles retournés, maculés de poussières, d’objets disparates et de toiles d’araignée… elle avance jusqu’à atteindre la porte derrière laquelle raisonnent les faibles notes étouffées. Les paumes à plat sur le bois pourri, elle y colle son oreille puis aligne son œil à la serrure. Il lui semble percevoir… une silhouette sur un tabouret. Les sons sons, sans conteste, sont émis par un vieux piano ; quelques touches la font grincer : instinctivement, elle les sait dissonantes. Il y a quelque chose d'autrement plus étrange cependant, d'effroyablement dérangeant dans cette scène. Quelque chose d'anormal. La pièce recèle un sentiment d’angoisse, qui prend aux tripes, et la pianiste… Cersei voit le clavier s’agiter,
à travers elle. Mais la femme est « émotionnellement muette » et l'empathe ne perçoit rien venant d'elle. La pièce est comme
vivante, suintant les sensations, tandis que son habitante est plus sèche qu'une morte. Elle porte une grande robe chargée de dentelles
translucides, et l’enfant la distingue jusqu’à ses épaules surmontées d’un châle blanc, sur lequel s’étire une large tâche sombre, indéfinissable. Les mains fantomatiques, quant à elle, volent, infatigables, au-dessus de –
Un fantôme. C’est un
fantôme. La fillette sursauta et retient son souffle, prise de cours. Piégée entre terreur et irrésistible attraction, elle se mordille nerveusement la lèvre inférieure avant de tourner la poignée. La porte s’ouvre avec un grincement sonore et, hésitant dans l’entrebâillement, elle achève de l’écarter…
Son premier instinct lui fait ébaucher un hurlement à s’en déchirer les cordes vocales – déjà, ses lèvres s’ouvrent en un « oh » effaré. Mais seul un faible gémissement les quitte, attirant sur elle l’attention de… la défunte. Qui tourne vers elle son buste. Dépourvu. De. Tête.
Les jambes de Cersei cédent sous son poids lorsque la créature tronquée se lève en un mouvement effroyablement gracieux, traverse le tabouret et flotte aveuglément jusqu’à elle, semblant percevoir sa présence sans tout à fait savoir où la situer. Le gémissement étranglé qu’elle lâche lui arrache ce qu’’il lui reste de vigueur et elle se recroqueville sur elle-même, se calant désespérément contre le mur en espérant échapper à la paume qui se tend vers elle. Mais les doigts décharnés atteignent malgré tout sa joue, caresse glaciale qui la fait trembler jusqu’à l’os, transperce sa peau et lui gèle les gencives. La mâchoire claquant incontrôlablement et le cœur palpitant à une vitesse insupportable, elle demeure tétanisée jusqu’à ce que les doigts s’écartent. Se présentent, paume vers le ciel, à la fois symbole de paix et invitation tacite, à laquelle l’interpelée est tout bonnement incapable de répondre. Finalement, le fantôme s’écarte et retourne s’installer au piano.
Son père lui a parlé de fantômes capables de faire gicler l’eau, de briser des vitres à Poudlard, d’
affecter le monde physique, dit-il. Mais selon lui, c’est surtout la magie du lieu qui entre en action, si imprégné de ces présences qu’elle s’agite et provoque des déplacements en accord avec leur état d’esprit, leur désespoir, leurs simili-actions.
Et tout compte fait, l’intrigue l’emporte. Prudente, Cersei se déplace à petit pas jusqu’au piano, évoluant en restant accroupie comme avec l’espoir de prétendre n’avoir pas bougé si la
femme sans tête la surprend. Mais non.
Elle joue sans discontinuer et… de près, c’est visible en effet : son touché fantomatique n’exerce aucune pression. Le piano joue lui-même. Joue
pour elle, inlassablement, prétendant répondre à ses sollicitations pour lui souffler peut-être qu'elle existe encore pour
quelque chose. Tout à fait fascinée cette fois, la fillette se redresse sur les genoux et ose effleurer le bois de l’instrument, dévorant du regard l’impressionnant enchaînement. Doigts et son semblent redoubler d’ardeur, réponse favorable à l’intruse, la
spectatrice qui, bientôt, deviendra élève.
❝ My ghost where'd you go ? ❞(11 y.o) 1989 & manoir Moriarty Tous se pressent autour d’une Apolline allongée sans force sur la causeuse. Ses yeux roulent dans leurs orbites, sa nuque bascule frénétiquement de gauche à droite, ses lèvres fredonnent une litanie choquée. Mais il y a de l’amélioration : elle reprend peu à peu connaissance, éventée par son époux tandis que ses enfants élèvent autour d'elle une cacophonie assourdissante. Cersei la
sent revenir à elle, parce que le tumulte de son choc lui parvient presque violemment. «
Comment te sens-tu ? » s’enquiert un Abraham inquiet alors qu'elle retrouve plus ou moins ses esprits. Elle s’appuie mollement sur un coude pour se redresser, pause son front moite au creux de sa main. Et enfin, au terme de longue minutes de silence tendu : «
Cersei. » Le prénom est un appel, bien que prononcé sans inflexion finale ; l'interpelée approche d’un pas hésitant, ses yeux courant à travers l’ensemble de la pièce de peur de croiser le regard de sa génitrice. «
Que t’ai-je dis à maintes reprises à propos de l’accès au quatrième étage ? » Sa mine piteuse est tournée vers le sol lorsqu'elle répond : «
Qu’il... est formellement interdit. » L'aveu, étouffée au possible, a été à peine audible, mais Apolline hoche sèchement la tête. «
Je n’accepterai plus que tu me désobéisses sciemment, tu es prévenue. » Sa mère n'a jamais eu les moyens de financer la venue de nourrices, de précepteurs ou de quiconque aurait pu la décharger du fardeau quotidien que représentent ses trois enfants ; de fait, elle est la figure d'autorité qui d'un regard fait se tasser sa marmaille sur elle-même. Cette fois n'échappe pas à la donne ; nerveuse, Cersei tord dans tous les sens les doigts sur lesquels sa mère frappera sans doute du plat de la baguette, en guise de châtiment. Mais finalement, et malgré une réticence évidente, la femme opte plutôt pour formuler de mauvaise grâce de ce qui la tracasse réellement : «
Comment se fait-il, par Merlin tout puissant, que tu maîtrises le piano alors que nous ne t’avons jamais payé de cours ? » Ils n’en ont pas les moyens. Pourtant : «
C’est elle qui m’a appris. Le fantôme du quatrième étage. Et Merlin seul sait à quel point elle
s’épanouit une fois posée devant l’instrument, malgré la pénombre et la poussière, l'atmosphère pesant chargé d'une détresse qui la pénètre plus sûrement que les courants d'air. Apolline en semble
malade de cette révélation dont elle se doutait pourtant. «
Je n’accepterai plus que tu me désobéisses sciemment, tu es prévenue. » «
Mais – ! » C'est son
refuge, comment sa mère peut-elle l'en priver ? «
Il n’y a pas de mais qui tienne ! » s’irrite impatiemment la femme, les nerfs à rude épreuve, avant d’exiger que la pièce soit murée, ce à quoi s’oppose toutefois son époux : Abraham semble reconnaitre dans la description sa défunte arrière arrière-grand-mère et refuse, en conséquence, de la condamner d'une manière ou d'une autre, mettant par ailleurs un terme définitif à la discussion stérile. De nouveau pleinement tournée vers sa fille, le front barré d’un pli soucieux et les lèvres pincées, la jeune mère décrète après réflexion : «
Je crois, mon cher, que le potentiel de notre fille mérite d'être exploité. » Nonobstant l'avis de Mr. Moriarty, le piano du quatrième étage est
accidentellement brûlé deux semaines plus tard. Un autre, flambant neuf, est installé au salon lorsque Cersei décroche une bourse pour suivre durant chaque vacances des cours intensifs à la
Wizarding Academy of Dramatic Arts de Londres, institut fondé en 1944 grâce aux donations d'artistes reconnus, telle Celestina Warbeck.
❝ Trouble in the heartland
i think there's a flaw in my code ❞(14 y.o) été 92 & Wizarding Academy of Dramatic Arts C’est grand et froid, technique et surtout,
surtout, compétitif. Cersei en frissonne d’effroi – cette dernière émotion lui parvient par vagues nauséabondes, en permanence, mal être profond qui ronge la grande majorité des étudiants de l’Académie.
Poudlard n’est pas pareil. Les pierres fraiches recèlent un caractère chaleureux, quelque chose de familier qui pousse les habitants du château à s’y sentir chez eux (en dépit des pièges qui parsèment les couloirs et dédales d’escaliers, au point de faire de chaque sortie nocturne une extraordinaire épopée). Non, Poudlard n’est pas comparable à la WADA. Là où les pierres séculaires confèrent à l’école un aspect rustique et médiéval, l’Académie suinte l’aristocratie, un élitisme exacerbé que l’adolescente n’aurait jamais pensé devoir assimiler à l’Art. Elle déchante.
L’Art, bon sang, ça ne s’étudie pas comme l’arithmancie, sous forme de partitions complexes brodées de symboles et de chiffres.
Ça ne se calcule pas, clame Cersei au grand agacement de ses professeurs :
ça se vit. L’Art, à ses yeux de prodige, est une quasi-Entité envoûtante qui murmure ses secrets au creux de l’oreille de ceux qui savent l’entendre. Elle se fait leur compagne, se pose sur leurs lèvres pour y fredonner la forme qu’elle leur laisse le soin de lui offrir cette fois ; malléable et tout à la fois indocile, elle aspire à une forme de liberté que Cersei se plait à lui concéder. De fait, la Moriarty les trouve ronflants, ces Mages ès Arts aux discours abusivement verbeux ; elle les trouve grandiloquents et faux, si drapés dans leur égo qu’ils en oublient les vraies valeurs, les fondements. Ils veulent tout quantifier, tout normaliser, et ranger dans des cases étriquées les plus loufoques de leurs étudiants. Parce que ce qu’ils sont avides de tout maîtriser et que l’extravagance les horripile.
Cersei n'est pas de ceux-là, pas encore. En elle brûle une flamme passionnelle qui ne se reflète pas sur ses traits encore tagués d'innocence.
Mains croisées sur ses genoux, elle est l’image même de l’enfant sage. Irréprochable. Sa coupe au carré encadre ses traits fins et ses grands yeux bleu papillonnent péniblement tandis qu’elle réprime de son mieux une angoisse persistante. Elle n’est pas assez impliquée pour être réellement inquiète : ce sont les autres qui lui polluent le cœur ce soir, avec leur rage de surpasser, de laminer, d’écraser. La rivalité violente qu’ils nourrissent et ruminent lui obstrue les pores, lui couple le souffle au point que ses genoux menacent de claquer, de céder sous son poids lorsqu’elle se lève à l’appel de son nom. C’est à son tour, de s’installer sur l’estrade où s’enchaînent les étudiants réformés pour que les fruits de leurs efforts soient jugés, critiqués, évalués. A son tour d’aller s’éteindre sur scène, étoile à la créativité bridée par le cadre trop strict, impitoyablement formel. Elle suffoque, malgré la légèreté du tissu délicat de sa robe d’uniforme. Peut-être à cause du col haut brodé de dentelle qui lui entoure le cou ? Ses chaussures au cuir brillant chiquement lui semblent plus pesantes que des briques de plombs et elle s’oblige à ne pas traîner des pieds alors qu’elle se sent plus étrangère que jamais à son propre corps. Un instant plus tard, elle y est : debout face aux juges qui la dévisagent d’un œil sévère. La tension lui fait bouillir les veines et elle croit entendre la voix de sa mère, exigeante et sèche, l’exhorter à se tenir droite, à dresser les auriculaires avec délicatesse, à régurgiter sans erreur la cascade de notes composant la mélodie affreusement classique qu'elle doit jouer pour l'examen, et dont son esprit récalcitrant a été matraqué ces dernières semaines.
Elle effleure en passant les notes monochrome du piano à queue qui trône au centre de l'estrade, pour se donner du courage. Mais son instrument du jour est le violon, qu'elle pioche sur l'estrade où s'éparpillent les instruments mis à la disposition des élèves pour la durée de l'épreuve pratique ; concentrée, elle se discipline au moment d'en saisir le manche délicat, tente de se glisser dans la peau du personnage créé pour elle. Elle a l'archet en main, le visage bien calé sur la mentonnière. Et les secondes s’égrènent. Se prolongent. Mais elle ne parvient pas à déchirer le voile du silence qui s’épaissit autour d’elle. «
Veuiller débuter, miss Moriarty », tranche soudain la directrice impatientée. Il y a cette boule de nerfs coincée dans la gorge de Cersei, qui floute ses pensées ; elle ne... elle ne parvient pas à sortir quoi que ce soit du marécage révoltant dans lequel se noient pitoyablement ses connaissances à cet instant précis. L’envie d’écarter ses lèvres fines pour cracher un
putain sale et provoquant la ronge. L’envie... d'ébouriffer ses mèches trop lisses, de déchirer les manches longues et encombrantes de sa robe et de danser la prend aux tripes. Elle voudrait embrasser de ses mains tétanisées les courbes de son compagnon de bois sans se soucier de protocoles, faire vibrer les cordes à un rythme plus dément que classique, comme lorsque guidée par Aspen, dont le style détonne tant avec l'état d'esprit guindé et étriqué de l’Académie. Avec le pire timing possible,
Do the Hippogriff explose entre ses tempes ; et avant même qu'elle ne songe à se retenir, sa tête dodeline au rythme des riffs endiablés des Bizarr’ Sisters. La
Suite Enchantée pour violon en Ré Mineur s’y calque étrangement bien, épicée par les
Spin around like a crazy 'elf qui se bousculent dans les méninges de l'élève. C’est
irrévérencieux, inacceptable et pourtant, Cersei sent enfin l’inspiration renaître, animer ses mains jusqu’alors immobiles. Transcendée par l’amalgame dans lequel se complet son esprit têtu, elle s’y livre finalement sans concession – envoyant au diable les conservateurs psychorigides qui la jaugent de leur trône, d’un air hautain.
Bientôt, la mélodie endiablée terrasse le calme, désormais révolu, de la grande pièce. Mais l’adolescente ne songe pas le moins du monde à jeter un coup d’œil inquiet aux juges : elle est
dans son monde, enivrée par ce classique du folklore musical sorcier qu’elle revisite au culot et à l'instinct. Cersei s'agite, tourbillonne, se courbe, gracieuse et énergique. Elle
sent l’indignation interloquée des professeurs tenter d’attaquer ses remparts et de la déstabiliser ; mais elle imagine le sourire crâne et insubordonné d’Aspen pour gonfler sa révolte d'une audace assurée. Et c'est tout entière qu'elle se livre au virus que son acolyte (dissident assumé ayant perçu les barreaux invisibles du carcan dans lequel elle se laisse claustrer) tente de lui inoculer depuis des mois –
libère-toi de leurs exigences : quoi qu’ils en disent, ta musique n’appartient qu’à toi et tu l’exprimes comme bon te semble.
Lorsqu’elle esquisse les dernières notes énergiques, Cersei se sent comme délivrée d’un poids. Et à l’instant où le silence reprend ses droits autour d’elle, elle se complet dans la sensation d’avoir enfin cédé aux caprices de son imaginaire, défié les codes de la WADA au risque de voir sa prestation recalée. Quelque chose l’apaise, pourtant – une pointe d’enthousiasme inattendue qui est, bien vite, suivie d’applaudissements dont le claquement lent et sonore nargue le froid dédain du reste du jury. L’énergumène qui acclame son culot (un jeune enseignant qu'elle ne connait pas) écope du regard surpris puis du sourire intimidé de Cersei, avant que la directrice n’interrompe, glaciale : «
Vous pouvez disposer. Nous vous ferons part des résultats d’ici quelques minutes. » Elle perçoit à quel point ils sont mitigés à son sujet et ne sait qu'en déduire. A l’intense satisfaction succède l’inquiétude. Sans doute aucun, elle s’est loupée, et sa mère en sera
furieuse. Cersei se mord la lèvre inférieure tandis qu’elle réunit les pages de la partition qu’elle a massacrée, puis se réfugie comme ceux qui l’ont précédée dans l’un des fauteuils de velours qui entourent la scène, pour assister aux dernières prestations avant que le couperet ne tombe.
❝ Music is my religion ❞(14 y.o) 1992 & Infirmerie de Poudlard Assister à ce match est une étrange idée. Si la Serdaigle y est présente, cependant, ce n’est pas par intérêt débordant pour ce sport, mais parce que ses camarades se sont acharnés à l’y trainer et, surtout, parce que l’émoi saisissant que rugit la masse des spectateurs exacerbe son imagination. Se mêler ainsi à une foule, en pleines tribunes, est violent d’intensité, un quasi suicide-émotionnel pour une empathe. Cersei frémit sous le poids d’un plaisir coupable, masochiste, destructeur ; à la mi-temps, elle s’arrache au banc, déphasée, et une poigne inquiète l’aide à s’extirper de la nuer des supporters avant qu’elle ne suffoque. Elle se retrouve sans trop savoir comment à l’infirmerie, si violemment agressée par la migraine qu’un liquide poisseux et carmin s’échappe de sa narine gauche. Elle devrait probablement regretter son inconscience à présent que le moindre son, la moindre once de lumière la martèle comme une massue. Mais elle se sent incroyablement vivante à travers son voile de souffrance, et elle gémit avec délice alors que tout son être menace de rompre.
Recroquevillée sur elle-même au creux des draps rapeux de son refuge, elle ressent autant qu’elle l’entend l’arrivée d’une blessée : c’est un véritable raz de marée de douleur teinté de nuances délicates – une angoisse sourde maculée de rage. Et c’est tellement
trop, à ce stade, que la quatrième année sent s’arquer son dos dans un sursaut incontrôlé, tandis qu’elle convulse incontrôlablement sous l’assaut de ces émotions négatives. Ça la prend aux tripes, littéralement, à lui en retourner l’estomac. Ses plaintes étouffés par celles, nettement plus bruyantes, la nouvelle venue, s’expriment en une basse litanie fiévreuse, tandis que les deux élèves venus transporter la source de la peine expliquent rapidement la situation – collision, manche de balai brusquement renversé, corps projeté… les termes se mêlent, s’emmêlent sans que l’esprit à l’agonie de Cersei ne les capte tout à fait. Mais il en devine l’essence, bien sûr, et le don qui la broie en cet instant vient s’associer à l’hypersensibilité pour former
quelque chose : une œuvre tragique,
angsty, dont la Serdaigle laisse ses sens s’imprégner. Il ne servait à rien de lutter lorsqu’elle est ainsi submergée… Son corps, comme elle aime à le dire, est le pieux réceptacle de la divinité qu’est la Musique à son oreille, et vers laquelle vont ses seules prières.
Sickening crunch of broken bones – elle imagine les membres rompre avec une écœurante acuité et ses doigts, en réponse, s’agitent, cherchant des notes de bois ou des cordes en crin de d’Ethonan sur lesquelles exprimer ce que veulent désespérément créer ses sens. Les élèves accompagnateurs quittent la pièce. Mue par un besoin irrépressible, Cersei patiente. Ce n’est que plus tard encore, lorsque Poppy Pomfrey cesse d’alimenter de ses froissements de tissu et des clapotis de ses fioles le délire créatif de la Serdaigle, que cette dernière se met en action. Laissant libre cours à son envie, elle roule jusqu’à l’extrémité de son lit. Ses genoux la réceptionnent durement alors qu’elle dégringole maladroitement du matelas sur ses jambes instables, et elle retient son souffle, alors que ses articulations reflètent enfin le mal qu’a perçu son âme un peu plus tôt – de façon encore trop atténuée à son goût, elle s’approprie la blessure de la joueuse de Quidditch qui repose à quelques mètres d’elle. C’est vers la presque inconnue (
presque, parce qu’il est impossible d’estimer tout à fait comme une inconnue quelqu’un dont on éprouve aussi intrinsèquement le trouble, n’est-ce pas ?), assommée par douleur et potions, que Moriarty se traîne ; son âme crève de se repaitre de ce qu’exhalent les traits torturés. Un instant, la cadette regrette l’inconscience de l’aînée, dont le sommeil étouffe et atténue les sentiments.
Mais la situation a ses avantages, bien sûr. Le cœur battant, palpitant presque en transe, Cersei détaille de son regard écarquillé le visage peu familier qui l’attire, l’ensorcèle. «
Flew too high and burnt the wing », improvise-t-elle dans un murmure chantant. Elle se sent avide, vampire de sensation, tandis qu’elle instaure un contact dans sa volonté de capter plus pleinement ce dont les potions apaisantes la privent à moitié. Elle se penché un peu plus au-dessus du visage en sueur, glisse ses doigts effilés dans la tignasse brune éparpillée sur l’oreiller. «
Lick around divine debris, taste the wealth of hate in me… » Elle tremble, l’air hagard, perdue dans une dimension qui les emprisonne toutes les deux, les isole du reste du monde, bien qu’elle soit seule à en être consciente. «
Shedding skin succumb defeat : this machine is obsolete. » Son attention se porte sur les genoux broyés que masque le drap et elle résiste à grand peine à la tentation de glisser vers le pied du lit. «
Broken bruised forgotten sore, too fucked up to care anymore » Une lamentation de sa muse l’interrompt brièvement, exacerbant pourtant ses sens. «
Poisoned to my rotten core… too fucked up to care anymore… » Elle hume l’air qu’elle imagine, bat la cadence de son pied gauche. «
Everything is different now. » Comme consciente de la présence à ses côtés, la blessée tourne la tête, plisse les lèvres en un rictus confus, et Cersei sourit, tentée de les défroisser des siennes. «
Tu les entends aussi ? » tente-t-elle, enchantée. «
Les percussions sourdes des caisses, les cymbales qui résonnent… » Elle ferme les paupières pour se concentrer, pose une main sur celle de l’alitée pour partager avec elle la cadence qui la fait vibrer.
Et la bulle explose, charme rompu par une voix sentencieuse. «
Jeune fille, je vous prie de retourner vous allonger ou de quitter l’infirmerie sur le champ. » Cersei ouvre lentement les paupières. Il lui faut quelques secondes pour se souvenir d’où elle se trouve, reprendre pied avec la réalité. Elle sourit à l’infirmière agacée. «
Je vais partir, je crois. Je me sens mieux. » C’est vrai, de la façon la plus étrange qui soit. Elle est considérablement affaiblie, blême, et le saignement de son nez persiste ; le liquide vital lui bat aux tempes, ses membres tremblants s’agitent maladroitement. Mais elle se sent incroyablement bien et frissonne du besoin d’immortaliser sur le papier la chanson que lui a inspirée l’endormie. «
Qui est-ce ? » demande-t-elle d’ailleurs, candide. Promfrey toise son regard brillant, le front plissé, semblant tentée de lui faire savoir qu’elle est
étrange. «
Miss Shafiq a été victime d’une mauvaise chute et j’apprécierais que vous la laissiez se reposer. » Shafiq. Shafiq. C’est exotique et – oh, elle
sait. Apolline a déjà mentionné ce nom, obnubilée qu’elle l’est par les 28 Sacrées ; dévorée par l’envie d’être reconnue par eux. Shafiq. Cersei se fend d’un sourire.
«
Tu t'appelles Cersei, pas vrai ? » Elle pile entre deux marches et relève ses iris surpris en direction de l’étudiante qui vient de l’interpeler. Nephtys Shafiq, la batteuse déchue de Serpentard, s’adresse à elle de l’intérieur du dortoir devant lequel elle s’était apprêtée à passer sans s’arrêter. Elle est à moitié allongée, accompagnée d’une étudiante dont Cersei a saisi au vol le timbre moralisateur tandis qu’elle dévalait les escaliers menant des dortoirs des garçons à la salle commune. Le plus intriguant, sans doute, est que Nephtys semblait presque l’attendre, alors même que les probabilités que la cadette arpente les couloirs de la Salle Commune de Serpentard était proches du néant. C’est un fait exceptionnel – les résultats de l’examen de la WADA sont tombés le matin même et Aspen a suggéré qu’ils les consultent ensemble. Pour sa part, il a écopé de l’échec escompté, sa dissertation pour l’épreuve théorique ayant été rédigée sous forme de critique acide de l’Académie, de ses valeurs désuètes et de son mandarinat sectaire. Bien sûr, la nouvelle ne lui a tiré qu’un rire moqueur et un haussement d’épaules – selon lui, leur refus d’assimiler la critique lui donne raison. Quant à son propre succès, Cersei l’encaisse de façon mitigée ; Aspen clame qu’elle s’est reniée en choisissant de se conformer, mais il est plus passionné qu’accusateur. Ils sont bien d’accord sur un point – la musique se renouvelle sans cesse et puise sa beauté dans l’originalité plutôt que dans les standards butés d’une caste intransigeante. Mais Cersei est une passive et ce diplôme, elle ne s’est pas acharnée à le décrocher si jeune pour… sa propre satisfaction. Seulement pour celle de ses parents. Comme toujours dans ce genre de cas, elle se sent tout à la fois soulagée et vide, comme débarrassée d’une part de son fardeau, bien que sachant pertinemment qu’il sera sous peu remplacé par d’autres espoirs. Elle est face à une impasse qui semble vouloir la contraindre à une vie tissée de rigueur et de privations, mais le pire sans doute est qu’elle ne fera rien pour changer son destin.
Pourtant, quoi qu’elle en soit encore inconsciente, le destin est déjà en marche, promettant de bousculer les projets dressés pour elle. Et c’est sous la forme de cette interrogation qu’il s’est présenté, l’arrachant à son introspection défaitiste. Elle secoue la tête pour se raccrocher à la réalité, faisant s’agiter souplement les mèches autrefois brunes qu’elle porte désormais platines. A travers le chambranle de la porte, elle capte un amalgame de curiosité, d’excitation et de détermination venant de Nephtys, et de l’autre élève un alliage de pitié, d’agacement dépité et de surprise, dont seule la dernière lui est destinée. «
Et tu es Nephtys Shafiq », répond-elle en décidant de considérer l’entrée en matière comme une invitation à les rejoindre. A cela, Nephtys hoche résolument la tête et ajoute d’un air entendu – «
La batteuse du groupe qu’on formera bientôt, toutes les deux, avec un guitariste que je te suggère de rencontrer sur le champ. Bon, il aurait pu faire mieux que Gryffondor, mais impossible de faire sans : il est la clé de notre succès. » C’est un peu
autoritaire et sorti de nulle part. Cersei cligne des paupières, prise au dépourvu, puis éclate d’un rire cristallin. La Serpentard semble prendre la plaisanterie très au sérieux, déjà occupée à se chausser – péniblement – pour… rencontrer le guitariste, là, maintenant, vraiment ? «
Euh, sweetie, tu es sûre que ce cognar ne ta pas plutôt amoché la tête ? Non parce que… » L’inconnue est déconcertée et clairement inquiète, à deux doigts de trainer de force sa camarade de maison jusqu’à l’infirmerie pour un nouveau check up – «
à l’instant tu t’acharnais à te penser destinée à une carrière de quidditchplayer et à présent tu comptes faire… quoi ? » Mais son interlocutrice lui lance à peine un coup d’œil par-dessus son épaule (Cersei la sent ragaillardie par la lubie qui lui a donné l’énergie de quitter les draps, mais il est évident que ses jambes ne sont
pas du même avis) alors qu’elle se lève en vacillant, manque de s’éclater le menton au sol et répond d’une voix ferme : «
Du wizard rock. Tu peux bien être sceptique mais je t’assure une chose : d’ici un an à peine on signera des centaines et des centaines d’autographes. » Elle prend appui sur le bois du baldaquins pour trouver l’équilibre et son regard brûlant d’assurance transperce soudain Cersei. «
Toi tu me crois, n’est-ce pas ? » Cette fille est de cette catégorie de personnes aptes à bouleverser les codes, à déplacer des montagnes par la seule force de sa volonté. La plus jeune n’est pas bien certaine de croire en cette déclaration audacieuse, mais elle est interpelée, assurément, par la proposition. «
Tu veux former un groupe… de wizard rock ? » répète-t-elle lentement, sourcils froncés ; c’est mélodieux à son oreille et une part d’elle voudrait accepter sur le champ, mais – «
Je suis plutôt… classique. » Elle grimace en formulant cet odieux mensonge, mais c’est la carrière que l’on vise pour elle ; la position classieuse supposée renflouer les comptes des Moriarty tout en leur offrant une réputation acceptable. Comme si elle lisait dans ses pensées, Nephtys éclate de rire. «
Toi, classique ? Clairement pas. » Perplexe, Cersei la laisse approcher et ne recule pas lorsqu’elle lui pose une paume ferme sur chaque épaule. Le contact provoque une déferlante de sentiments qui la clouent sur place ; de toutes, c’est l’euphorie qui prime. «
On va faire un malheur. Je sais que ça peut sembler fou, mais si tu acceptes de me faire confiance je te jure que tu ne regretteras pas la finalité. » Elle penche la tête sur le côté, jauge la cinquième année de ses yeux mi-clos tout en se laissant porter par la tornade d’enthousiasme qui enfle entre elles deux tel un secret partagé, qui bouscule son
vide intérieur et la fait se sentir
en vie. «
Je crois que… plus encore que la fin, c’est le chemin parcouru qui prime », répond-elle, finalement en croisant leurs bras pour soutenir sans en avoir l’air l’avancée de la convalescente. Et les pages de vie qu'elles s'apprêtent à écrire, en effet, s'avèrent plus précieuses que la fatalité vers laquelle elles se précipitent aveuglément.
❝ (Rotten Apple) You’re ripped at every edge, but you’re a masterpiece. ❞(24 y.o) 2002 & Hôtel Parkinson rénové Elle esquisse un sourire. Attrape la plume qui lui est tendue, signe d’un mouvement de poignet gracieux. Bat des cils. Quelque chose ne va pas, ce soir.
Quelque chose ne va pas, et c’est de plus en plus fréquent. Récurrent.
Les émotions du public ne l’enivrent pas. Elles deviennent trop intenses au fil du temps. Violentes. Incessantes. Lilith s’est laissé happer par un cercle interdit, mêlant intimement empathie et créativité ; deux dons en une seule entité, mais voilà que sa chair menace de craquer sous la pression. Voilà que le réceptacle trahit l’artiste et que son palpitant s’agite comme s’il voulait céder. Elle a la nausée. Sous les glamours, des cernes violacés. Derrière les longs cils qui battent telles les ailes d’un éphémère, elle se sent flancher. Contient une hémorragie lacrymale, souffle quelques baisers du bout des doigts. Comme souvent, elle cherche un point d’encrage, coule entre les fans sans se formaliser des mains qui l’agrippent. Après tout, peut-être se plaindre ? Son rôle est de leur laisser croire qu’elle leur appartient. Sans tout à fait être à quiconque, moins encore à elle-même. Sans tout à fait être quiconque, et moins encore elle-même.
C’est lui qui la trouve – l’ilot, le refuge, alors qu’elle craint de faire naufrage : les bras d’Absolem autour de sa taille sont une bouée de sauvetage. Elle trébuche à moitié, égrène un rire léger, dodeline de la tête en une belle imitation de l’état des Dreamers lorsqu’ils sont
high. Ses pas sont gracieux et maladroit, étrange mélange qui laisse presque à penser qu’elle danse. Ses longs doigts de musicienne prennent en coupe le menton du dompteur de cordes, et il lui semble qu’il confond les creux de ses reins avec la courbe de sa guitare, tandis que ses doigts s’agitent sur son épiderme couleur crème et qu’il hoche la tête au rythme d’une mélodie qu’elle s’est inconsciemment mise à murmurer contre ses lèvres. Il a un rictus absent, sourire en apparence ; mais sa perception des sentiments qu’il tente de cloîtrer ne la trompe pas : il y a de l’angoisse, là-dessous. Peut-être parce qu’à défaut d’être empathe, il la connait suffisamment pour deviner qu’elle s’effondre peu à peu, ou plus vite encore, derrière le rempart de sa moue lisse. «
Arrête. » L’ordre est crispé, comme ses phalanges qui s’immobilisent, s’enfoncent dans la peau, tentent de la stabiliser. Mais elle tangue. Elle rit, pour ne pas pleurer. «
Je ne peux pas », qu’elle chantonne. «
Ecoute. C’est partout. » Pour illustrer ses mots, elle lui fredonne les notes qu’entament les verres entre eux tandis que les convives trinquent joyeusement. Elle bat sur ses joues le tempo donné par les pas, les chocs, tous les tons graves que son oreille capte. «
Arrête. Tu n’essayes même pas. » Il commence à sortir de ses gonds, elle le sent ; pas besoin d’être devin pour ça, cependant : Absolem est toujours à deux doigts de péter les plombs. Elle entrouvre les lèvres et, rapace, il plonge ses incisives dans sa lippe – punition ou tentative de l’ancrer à autre chose qu’aux sons qui l’obnubilent ? Elle sait qu’il tente de lui dire
concentre-toi sur autre chose, qu’il veut la distraire par ce baiser violent qui fait siffler les fans, qu’il veut éveiller ses autres sens pour étouffer son ouïe. Ça ne marche pas. Ça ne marche pas. Mais elle peut toujours faire
comme ci, au moins pour le soulager une dernière fois avant le grand final, l’inéluctable fin. Alors quand il se détache d’elle, une question dans le regard, elle se lèche la lèvre comme pour prolonger l’instant, se délecter du goût qu’il y laisse.
Cigarettes sorcières, relents d’Excess, cocktails. Il n’y est pas allé mollo ce soir ; tandis que pour une fois elle est sobre, contrairement à ce qu’elle s’acharne à faire croire. Elle le sent un peu rassuré, bien qu’incertain : il veut croire qu’il lui a offert quelques secondes de liberté. A grand peine, elle se retient de recommencer à laisser filtrer la musique qui explose sans discontinuer entre ses tempes.
Oh, ça l’éreinte,
Merlin, ça la tue. Bien sûr qu’elle voudrait que ça cesse, mais comment ? Stupéfixier son esprit, elle y a déjà pensé. Elle n’a pas besoin d’entendre Nephtys approcher : elle capte son essence, bien que confuse par la masse de corps qui s’agglutine autour d’eux. Peut-elle prétendre qu’ils ne sont que tous les trois ? Ses mains chutent, l’une s’agrippe au tissu du haut d’Absolem alors qu’elle adresse un sourire taquin à Night Fury, le regard brumeux. Le mal de tête l’assomme à moitié mais elle rit encore, appuie un instant son front au creux du cou de sa partenaire, fait mine de ne pas percevoir l’émoi qui passe entre la batteuse et le guitariste tandis qu’elle a les yeux fermés. Ses lèvres se posent derrière l’oreille de la brune, embrasse le creux sensible, et elle murmure : «
Arrête un peu de t’en vouloir », en espérant graver ces mots une fois pour toute dans l’esprit de celle qui a changé sa vie.
Monter ce groupe n’était pas une mauvaise idée. Juste une damnation. Elle ne lui en veut pas. Ou seulement parfois, lorsqu’elle implose, mais pas tout le temps. Avec ou sans Rotten Apple, elle le sait, la musique serait restée sa passion et sa pénitence.
❝ I was as pure as a river but now i think i'm possessed ❞(24 y.o) 2002 & Hôtel Parkinson rénové Elle se détache d’eux, clame vouloir retourner à sa chambre. Fatiguée, dit-elle, et on peut bien y croire : le concert a duré, les rappels se sont multipliés, l’after a trainé en longueur ; l’inauguration organisée pour la réouverture de l’hôtel a été un succès. Elle est exténuée et heureusement, l’ascenseur ne tarde pas ; à peine les portes se referment-elle sur elle qu’elle se libère de ses talons vertigineux, les récupère de l’index et du majeur. La montée vers les étages des chambres est rapide, elle somnole à moitié, front contre la paroi dont les formes s’incrustent, laissent leur marque. Elle chantonne, encore, machinalement, tentant d’expier ce qui la broie de l’intérieur, ces sons qui s’entrechoquent et lui coupent le souffle. Le tintement de l’ascenseur la fait sursauter, elle s’extirpe de la cage sans trop regarder où elle va – c’est la
collision. Tête la première dans une épaule. Elle recule précipitamment, par instinct, échappe ainsi à l’éruption liquide due au choc qui vient maculer la chemise de l’inconnu. «
Par Merlin, regarde où tu vas, bigleuse ! Ma chemise est complètement fichue », râle-il d’un ton bourru avant même de lever les yeux vers elle. La vague de frustration qu’il exhale court le long de l’échine de l’empathe, tout comme le picotement douloureux dû au thé chaud. Elle voit l’instant où son regard change en parcourant ses traits – il l’a reconnue. Mais contre toute attente, son front ne se défroisse pas ; le rictus insatisfait reste bien en place, et dire qu’elle est surprise serait un euphémisme. «
Navrée, j’étais – » Ça ne lui plait pas. Pas le fait qu’il ne change pas d’attitude en la reconnaissant, non ; juste le fait d’avoir croisé quelqu’un. Elle ne voulait pas le moindre obstacle, parce qu’il lui semble qu’un rien suffirait à faire s’effondrer l’armure qui lui permet de ne pas se décomposer avant l’heure, de ne pas révéler les échos brisés de son âme à vif. Elle se mordille la lèvre, mine penaude, tout pour paraître parfaitement
normale. «
J’ai un peu trop… bu », balbutie-t-elle avant de poser le bout de ses doigts sur sa bouche, et de lui lancer un regard désolé à travers ses cils sombres. Il grogne, tenant sa chemise entre deux doigts pour qu’elle ne lui colle pas excessivement au torse, et tourne les talons. Elle ne regarde pas où il se rend, déjà de nouveau pleinement concentrée sur ses prochains gestes.
Et normale, elle l’est, lorsqu’elle déverrouille la porte de sa chambre pour se glisser telle une ombre à l’intérieur, après avoir exigé que l’homme posté à l’extérieur s’assure de ne laisser entrer personne. Normale, elle l’est également lorsqu’elle fait couler un bain comme elle le fait toujours en rentrant aux petites heures du matin. Normale, toujours, lorsqu’elle y ajoute des senteurs qui ne l’apaisent en rien : l’eau qui coule est une nouvelle sorte de torture, une nouvelle musique, la goutte de trop peut-être. Normale, elle l’est un peu moins au moment où elle quitte la salle de bain pieds nus, sans un bruit, et ouvre la porte donnant sur un petit balcon. Un peu moins encore tandis qu’elle accorde une œillade au balcon d’à côté, adjacent, seulement séparé par une cloison métallique finement ouvragée. La chambre d’à côté, heureusement, semble plongée dans la pénombre, et Lilith ne s’inquiète guère plus de risquer d’être interrompue.
Normale, elle ne l’est définitivement plus lorsqu’elle se penche vers la balustrade, fascinée par la hauteur. Un frisson lui court le long de l’échine ; le vent d’automne coule en une caresse mordante le long de ses jambes nues. Il fait s’enrouler autour de sa cheville tatouée d’une plume d’encre le voile léger qui s’étire bas dans son dos, jusqu’au sol, et crée une asymétrie avant l’avant de sa tenue – jupe cintrée, courte sur le haut des cuisses. «
It's too cold outside… for angels to fly, souffle-t-elle, regrettant presque de ne pouvoir partager cette dernière chanson avec ses âmes-sœurs, certaine qu’elle leur plairait. Elle pose un pied sur la balustrade métallique, s’élève en prenant appui sur la courbe et escalade jusqu’à s’y retrouver en équilibre. Il lui semble presque être sur le toit du monde et elle se demande comment est la chute : terrifiante, cauchemardesque, libératrice ? «
For angels to die. » Elle ne sourit pas, pour une fois rien ne l’oblige à faire semblant. Elle se sent légère et libre, et – «
Mauvaise idée. » Elle étend les bras de part et d’autre de son corps par réflexe, pour se stabiliser, prise de court par l’arrivée inattendue. Tourner la tête pour voir se profiler la silhouette de l’intrus par-dessus son épaule est presque bouleversant : elle a l’impression d’être tirée en avant, par le nombril, à présent qu’elle ne regarde plus devant elle. C’est le type de tout à l’heure. Celui de l’ascenseur. Elle se détourne pour faire de nouveau face au vide, les yeux clos.
Quoi qu’il dise… «
Déjà, les pans de vos vêtements s’entortillent aux balustres, si vous tentez de sauter, vous n'irez pas loin. Dans le pire des cas, vous vous briserez le cou, ça ne sera pas bien joli. » Elle jette un coup d’œil curieux à ses pieds ; il dit vrai. «
Vous devriez descendre de là, tant qu’il en est temps. »
Pour une fois les sentiments qui se bousculent en elle ne sont pas ceux volés aux autres ; c’est vraiment elle qui ressent, intensément, pleinement. Mais ce n’est pas aussi extraordinaire qu’elle se l’est toujours imaginé. C’est terrifiant, en réalité. Elle est à la fois irrémédiablement attirée et clouée sur place, mais – «
C’est ma dernière œuvre », murmure-t-elle, souriant tristement. «
La plus honnête, l’aveu des sentiments que je me suis acharnée à cacher pendant trop longtemps. Tout ce que le monde refuse d’entendre. » Qui se soucie de ce qu’elle peut bien vouloir hurler, après tout ? Elle n’est qu’une émissaire. Non plus de la musique, comme elle en a rêvé, mais d’une image de marque, d’une propagande ; elle sonne creux. «
Moi je t’entends. » Il y a l’inévitable sentiment d’urgence, bien sûr, mais ce qui la frappe, la pousse à le regarder de nouveau, c’est la sincérité. Ils se dévisagent, elle hésite ; il a escaladé la balustrade qui sépare leurs bouts de balcon, et il lui tend une main pleine d’une considération et d’une curiosité inattendue. Elle le devine intrigué. Elle ne sait plus où elle en est, si c’est l’envie de se raccrocher à quelque chose qui la freine ou –
La porte de la chambre s’ouvre dans un claquement sourd et cette fois, l’équilibre lui fait défaut. Son talon droit dérape, sa cheville faiblit, et tout à coup –
le vide.
Mais aussitôt,
son bras qui la retient,
sa main dans la sienne,
son regard perçant qui étouffe le cri qu’elle n’a pas eu conscience de lâcher. Il la calme de par ses traits crispés par l’effort, son acharnement, ses mots : «
Je te tiens ». Sa promesse : «
Accroche-toi, j’te lâcherai pas. » Alors elle l’agrippe de son bras ballant, et elle l’aide à la remonter, usant de ses jambes pour chercher une prise, donner une impulsion, retrouver la terre ferme. Elle s’effondre contre lui, secouée de sanglots muets, choqués, et il grave ses empreintes dans ses avant-bras tant il la tient fort, c’est
parfait.
Des mains l’agrippent. Une voix familière crie son prénom. «
Lilith ! Par Morgan, veux-tu bien me dire ce qui t’est passé par la tête ? » Sa mère l’entraîne loin de lui, l’agrippant de ses serres possessives. C'était elle, le claquement fatal qui avait manqué de concrétiser la chute. Elle la traine jusqu’à la chambre, l’assoit sur le lit, l’entoure de soin comme la pièce maîtresse d’une collection hors de prix, l’élément clé des enchères les plus rentables de son existence. «
Tu n’aurais jamais dû boire autant, es-tu complètement inconsciente ? » Il est debout là, dans l’entrebâillement de la porte, sourcils froncés. «
Elle m’a l’air tout à fait sobre », se fait-il entendre, et Apolline se fige. Se retourne. Imprime sur ses traits une reconnaissance surjouée. «
Oh, notre sauveur. Permettez que nous vous remercions convenablement, ma fille peut être si maladroite – » «
Ce n’était pas – », interrompt-il, seulement pour être coupé à sa place par Lilith elle-même : «
– malin de ma part. J’aurais dû faire plus attention », offre-t-elle avec un léger rire mi mortifié mi auto-dérisoire, mais assurément repentant. Elle sent le tourbillon négatif qui suinte de tous les pores de son sauveur alors qu’il comprend le mensonge qu’elle consent à corroborer. «
Talons et hauteur ne font pas bon ménage… » Elle en est encore à prononcer l’odieux mensonge lorsque la porte d’entrée de la chambre se ferme bruyamment. Il est parti, bouillonnant de colère et d’incrédulité.
Alors, il ne reste que le vide.