Aujourd'hui, ce n'est pas un jour habituel. Aujourd'hui, tu n'es pas au sein du camp des insurgés, non. Personne ne viendra te chercher ici, sauf peut-être ceux qui ont suivi la même formation que toi et qui prendront le risque de venir jusqu'en ces lieux. Toi, tu l'as fait. Et tu vas avoir des choses à raconter à Kenneth ce soir. Tu ne pouvais pas t'en prendre à un pauvre moldu pour récupérer son apparence, non, ici cela ne serait pas passé. Durant plusieurs jours, tu as surveillé les allées et venues autour de Sainte Mangouste. C'est affolant, de voir combien de tes connaissances sont encore là, à faire leur travail, soignant les plaies laissées par le gouvernement et les insurgés. Par instants, tu te dis que tu aurais aimé faire comme eux mais tu sais que les insurgés ont besoin de personnes comme toi. Non, ta place est là-bas, avec eux. Toujours est-il que tu as repéré un de tes anciens collègues, qui a eu à peu près la même formation que toi. Ainsi, si jamais on te pose des questions, tu sauras y répondre à peu près correctement. C'est donc sous les traits d'Aaron Cooper, un jeune homme brun aux yeux sombres de trois ans ton aîné, que tu t'es introduit dans l'amphithéâtre régulièrement utilisé pour les colloques de médicomagie. L'original est pétrifié à quelques rues de là, et tu notes mentalement qu'il faudra aller le délivrer du sortilège avant de regagner le camp. Ce n'est pas la première fois que tu fais ce genre de choses, aimant te tenir au courant des dernières avancées médicales, mais tu ne peux pas te permettre de le faire à chaque fois, malheureusement.
Installé sur un banc, pas trop loin de l'orateur mais pas trop près non plus, tu écoutes ce qui se dit sur la médicopsychologie. C'est à se demander ce que tu fais là. Tu n'es pas un habitué de ce domaine. Ta spécialité, ce sont les blessures physiques causées par un maléfice, tu n'as jamais eu à t'intéresser à la psychologie. Tu as toujours laissé aux autres le soin de comprendre les mécanismes de l'esprit, te contentant de faire tout ton possible pour le bien-être physique et mental de tes patients. Mais aujourd'hui, la situation a changée. Aujourd'hui, tu as besoin de comprendre comment fonctionnent l'esprit et la mémoire. Si tu veux pouvoir aider Désiré, il faut que tu connaisses le sujet. Peut-être que tu n'iras pas au bout de ton idée, peut-être que tu finiras par changer d'avis parce qu'au final, tu te diras que cela ne servira à rien. Mais en attendant, cette idée occupe tes pensées et te permet d'avoir un objectif précis en tête. Tu as besoin de te concentrer sur quelque chose, si tu veux être efficace. Te laisser désœuvré n'est jamais une bonne idée, encore moins quand l'inquiétude pour tes proches te ronge de l'intérieur. Tu as besoin d'un objectif, d'un espoir. Tu as besoin d'essayer de nouvelles solutions pour venir à bout des obstacles que tu rencontres. Et cet espoir, il est actuellement résumé par une idée simple : ranimer Désiré, s'il existe encore quelque part dans l'esprit du garçon qui a pris sa place chez les insurgés... Peut-être reste-t-il quelque chose que tu pourrais ramener, même si les chances son infimes. Tu veux tout faire pour lui. Tout.
Mais en attendant d'en avoir les moyens, tu t'ennuies un peu. Il faut dire que le défaut majeur des hommes de sciences est leur manie de poser des questions au mauvais moment. Voilà dix bonnes minutes qu'un groupe très restreint argumente sur un détail sans importance, et cela commence à légèrement te taper sur le système. Tu préférerais que l'orateur explique tout ce qu'il a à dire sans être interrompu, et laisser les questions pour la toute fin. Mais ce n'est pas ainsi que cela fonctionne ici et aujourd'hui. Alors tu prends ton mal en patience, dessinant sur ton parchemin plusieurs espèces de pavot. Les différences entre certaines sont assez subtiles, et rares sont celles qui poussent sur le sol Britannique. Tu fais donc appel aux souvenirs de tes cours de médicomagie et les sorties sur le terrain avec l'équipe botanique pour les représenter au mieux. C'est un exercice comme un autre pour entraîner ta mémoire et la garder intacte. De temps en temps, tu te fais craquer les doigts à deux reprises, petit tic que tu as souvent reproché à Aaron. Concentré sur tes dessins, tu manques de sursauter quand il te semble entendre un accent dans l'assemblée, non loin de toi. Un accent. Cela te ferait bien rire en temps normal, vu le tien, mais aujourd'hui tu le gommes au mieux. Cela ne t'empêche pas de chercher du regard la personne que tu as entendue. Et finalement, c'est à un homme de quelques années de plus que toi que tu portes toute ton attention. Cheveux blonds, yeux clairs, il se dégage quelque chose de lui, même si tu ne saurais dire quoi très exactement. C'est étrange, durant deux secondes, tu ne peux tourner tes prunelles vers un autre point, mais tu te remets bien vite.
-Ils parlent trop, ils en tournent en rond. lâches-tu en russe, à son intention.
Pourquoi cette langue ? Parce que tu connais cet accent. Tu as trop voyagé pour avoir ne serais-ce qu'un doute là-dessus. D'autant plus que tu la parles, cette langue. Pas toujours parfaitement, mais suffisamment bien pour te débrouiller au quotidien. Mais il ne faut pas t'entraîner sur un sujet trop précis, sinon tu seras vite perdu. Ce n'est pas le langage que tu as le plus eu l'occasion de pratiquer au cours de ta vie, ce qui peut expliquer tes lacunes. Mais passons. Que feras-tu si tu t'es trompé ? Il n'y a que peu de chances pour que ce soit le cas, mais au pire des cas... Il ne comprendra rien à ce que tu viens de dire et ce ne serait pas plus mal. Un autre avantage de choisir Aaron comme corps d'emprunt : tu as déjà eu l'occasion de discuter en russe avec lui. Cela ne semblera donc pas trop étrange. Alors, qui est donc cet homme derrière toi, et à qui tu fais maintenant face ?
Il s'ennuie, c'est monstrueux ce que cette conférence est ennuyeuse. Les anglais ont presque tous en commun le fait de se répandre en politesses et en remerciements réciproques si bien que la moindre intervention d'un ponte scientifique se transforme rapidement en une sorte de guignol grotesque où chacun congratule l'autre d'avoir daigné montrer le bout de sa face ridée.
Le thème du rassemblement est pourtant intéressant, voire même passionnant pour un médicomage et chirurgien de son acabit: peut-on réellement implanter dans l'esprit d'un patient de nouveaux souvenirs jusqu'à modifier le coeur de son entité? Intéressant débat car la plupart des sortilèges en la matière, ceux qu'utilisent fréquemment oubliators et autres membres du gouvernement, ne se contentent en la matière que d'un ravalement de facade: on repeint des souvenirs, par dessus d'autres souvenirs. La technique est intéressante mais toute peinture, tout camouflage, aussi parfait soit-il s'écaille et dépérit avec le temps, jusqu'à ce qu'il suffisse de gratter du bout de l'ongle pour voir ce qui se cache en dessous. Serait-il possible de modifier intégralement la structure du bâtiment jusqu'à ce que les souvenirs que l'on choisit pour le patient ne soient plus seulement un vernis appliqué par dessus son ancienne vie mais bel et bien la sous couche déterminant tout le reste de son esprit, un fond sédimentaire ineffacable, inaltérable, indétectable?
Voilà un défi intéressant, un challenge à la hauteur du cerveau de l'héritier des Moltchaline. Mais à ce moment précis, tout patine, rien n'avance et c'est avec une aigreur non dissimulée qu'il se permet de marmonner en russe.
-On en sortira jamais...
Son voisin, un homme ayant la cinquantaine bien tassée, se tourne vers lui comme s'il venait de prononcer un impardonnable, mais Kirill congédie le curieux à l'air de chouette hulotte d'un regard cryogénique. Il se sait observé, il sait que l'on se méfie, les bruits courent, les rumeurs rampent et pourtant, il est ici chez lui. Il y a en Angleterre si peu de médecins mangemorts qu'ils se comptent sur les doigts d'une main et peu importe l'avis de l'académie de Médicomédecine, il a tous les droits d'assister à cette conférence. Alors qu'il retourne son attention vers son parchemin, dessinant un muscle du bout de sa plume, une voix interrompt sa réflexion.
"Ils parlent trop, ils en tournent en rond"
Kirill lève les yeux, son expression demeurant indéchiffrable et à peine aimable, avant de dévisager l'homme en face de lui. Brun, les yeux sombres. Il ne le connait pas. Mais qu'il prenne la peine de lui parler dans sa langue natale -avec un relativement bon accent qui plus est- l'intrigue suffisamment pour qu'il daigne ouvrir la bouche, répondant lui aussi en russe.
-Cela semble être une habitude dans ce pays...quand les gens ont quelque chose à dire, il ne peuvent se contenter de le dire, il faut qu'ils expliquent pourquoi ils le disent et de quelle manière ils forment leurs phrases. J'imagine que c'est ce que vous nommez tous le flegme britannique...
Un silence et il lâche, souverainement méprisant:
-Mais pour se permettre un tel flegme, encore faut-il être bon...eux empestent l'incompétence.
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