Un déjeuner. Il n'y a rien de plus innocent qu'un déjeuner, n'est-ce pas? Rien à y perdre, tout à gagner. Rien de plus simple, aussi: il suffit de faire la conversation le temps que le repas dure, et après c'est terminé et on n'y pense plus. Astoria est une experte des repas mondains, une pro des cafés courtois, une spécialiste de la tasse de thé polie. Elle connait toutes les règles et toutes les manoeuvres pour grandir et évoluer parmi l'Élite sorcière et sa courtoisie outrageuse; et pourtant, elle a rarement été aussi nerveuse qu'aujourd'hui, assise à sa table, à darder le reste du restaurant en le prenant à témoin parce que la personne avec qui elle est supposée manger aujourd'hui est en retard.
Précisément, Nyssandra Ollivander est en retard d'une minute et vingt-neuf secondes. Elle a encore cinq minutes et trente-et-une secondes pour que ce soit acceptable; et même! Astoria veut bien l'attendre tout l'après-midi si il le faut. Elle n'a pas la possibilité de se plaindre. Pas vraiment. La note de Nyssandra était trop concise, trop bienvenue pour qu'elle ose même imaginer partir sans l'avoir vue: le déjeuner arriverait, que ce soit maintenant ou dans trois heures, et Astoria ne va pas bouger et l'attendre de pied ferme (même si son coeur, dans sa poitrine, redouble d'ardeur et menace de s'arrêter à chaque fois que la porte du restaurant s'ouvre sur un visage inconnu).

Peut-être n'a-t-elle pas trouvé l'endroit? Généreusement, Ollivander a laissé à Astoria le soin de choisir le théâtre de leur rencontre et celle-ci lui a proposé ce petit endroit dans une rue sinueuse adjacente au fameux Chemin de Traverse; une dizaine de tables, tout au plus, une ou deux serveuses avec qui Astoria a déjà échangé quelques mots. Elle y a ses habitudes, y dévore une salade presque chaque midi entre deux clients à Twillfitt and Tattings. C'est un endroit sympathique et discret, qui ne s'est pas illustré dans les journaux en bien ou en mal et qui vient récemment de changer de propriétaire. La salade y est plutôt bonne, le thé est excellent et le gâteau chocolat-betterave est une tuerie. De quoi satisfaire les envies de discrétion d'Astoria.
Mais là, là, c'est presque trop discret. Des gens vont et viennent, prennent des boissons et des repas à emporter, retournent à leurs emplois; quant à elle, Astoria voit l'aiguille des secondes tourner et elle se sent elle-même tourner de l'oeil et avoir une bouffée glaciale d'angoisse se répandre dans sa poitrine. Deux minutes quinze secondes. Elle va mourir.
Elle ne sait pas trop ce que lui veut Nyssandra. Rationnellement, Astoria sait qu'elle ne doit pas l'avoir en haute estime. Elle sait, à vrai dire, que la plupart du cercle sorcial auquel elle rêvait d'appartenir quand elle était plus jeune lui est non pas interdit mais... désagréable. Ils la méprisent, elle et sa faiblesse, elle et Scorpius, elle et son odieux kidnapping; ils la considèrent faiblarde, stupide, inutile et incapable; elle le sait, elle n'est pas complètement idiote. Peut-être même qu'ils ont raison, ces favoris de la société, les sorciers de demain et les magiciennes d'aujourd'hui, peut-être qu'ils ont raison de la regarder de haut. Mais Astoria s'est promise un jour que ça changera. Ça changera et ils verront.

En attendant, elle est nerveuse parce que Nyssandra Ollivander est capable du meilleur comme du pire. Quand enfin, la porte d'entrée du restaurant s'ouvre et qu'Astoria reconnait la silhouette de la jeune femme, c'est plus fort qu'elle, elle se redresse pour attirer son attention et agite légèrement la main dans sa direction, avec un sourire un rien crispé sur la lippe (et circonspect. Crispé et circonspect.) Machinalement, alors que Nyssandra s'approche d'elle, Astoria tourne les yeux sur l'horloge le temps d'une seconde: elle a deux minutes et cinquante-trois secondes de retard. Presque trois minutes d'enfer, certes, mais ça laisse présager le mieux pour cette conversation. Si elle voulait la détruire, elle l'aurait certainement faite mijoter plus longtemps. Non?
“ Nyssandra, l'accueille Astoria quand elle est à son niveau. Machinalement, alors qu'Ollivander prend place, elle se lève et s'assied en même temps qu'elle (aussitôt, elle se morigène intérieurement. Trop courtois. Trop fake). Je suis très contente de te voir. ” Son ton est prudent, sa voix joyeuse, son regard pétillant: du Astoria tout craché. Mesurée et affable, enthousiaste comme une enfant et réfléchie comme une fausse adulte, le masque est presque parfait sur les traits d'une Astoria qui s'empresse de rajouter: “ j'ai été soulagée d'entendre que toi et Aramis alliez bien. Permets-moi de te réitérer mes félicitations pour votre mariage, c'était très somptueux! ” Sourire de connivence, clin d'oeil complice, Astoria se déteste intérieurement: on dirait sa mère. Trop fake, trop nerveuse, trop empressée. Pour le Lestrange, elle ne ressent qu'une indifférence teintée d'hostilité (lui aussi la considère avec un mépris qu'il ne cherche même pas à masquer) et pour leur histoire, elle n'a qu'une rancoeur toute légitime: ils semblent filer le parfait amour, sur leur petit nuage. La célébration était très belle, Astoria s'est occupée de la robe avec plaisir et y a assisté avec ravissement, mais ça a laissé comme un goût de terre dans sa gorge. Elle aussi méritait tout ça. “ J'espère que la jambe d'Aramis ne le fait pas trop souffrir? ” lâche-t-elle finalement, vraiment curieuse mais pas franchement inquiète tant le nouvel époux de Nyssandra l'énerve.

« Aramis va bien. Il n'a pas demandé de tes nouvelles. » Il y a un tic qui passe sur le visage d'Astoria. Quelque chose qui s'agite sur sa joue, sur sa mâchoire, qui coure le long de sa peau et pendant un instant, ses lèvres se hissent en un demi-sourire un peu amer avant de retomber dans une profonde indifférence parfaitement maîtrisée. Elle laisse échapper un long soupir, se redressant sur son séant comme si elle avait été en train de retenir une respiration nerveuse, impatiente d'entendre l'état d'Aramis Lestrange. “ Je suis soulagée, alors, si il va bien, ” dit-elle avec de la sincérité feinte dans la voix. Il aurait pu tout aussi bien ne plus jamais marcher un jour dans sa vie qu'elle aurait eu la même réaction. Elle essaie de se dire que toute cette amertume emmagasinée dans son coeur n'a aucune raison d'être mais elle se souvient des regards froids d'Aramis, ses méchancetés gratuites et du reste et un semblant de colère s'empare d'elle; son regard se dévie machinalement, et elle réfrène un peu l'amertume face aux murs terriblement épais que tout le monde a dressé autour d'eux depuis son retour dans la haute société sorcière. Elle veut juste être acceptée parmi eux, est-ce si difficile à entendre et à comprendre?
Avant qu'elle ait pu rajouter une autre politesse fade, une serveuse intervient et commence à parler, parler, parler, et cette manie de rajouter des choses là où elles n'ont pas lieu d'être rappelle cruellement à Astoria qu'elle peut elle aussi être comme ça: inconséquente et stupide. Elle a envie de la renvoyer vertement, mais Nyssandra prend son air des beaux jours et elle doit tenir le coup, hisser sur ses lèvres le même petit sourire poli. « Tu es l'habituée ici, que me conseilles-tu de prendre ? »

Ohlala. Ohlalala.
Elle va mourir de nervosité. Astoria prend toujours la même chose: la salade qui manque le plus cruellement de calories et de personnalité. Elle ne sait même pas ce que le restaurant propose d'autres que ses salades colorées et légères, surtout qu'ils changent de menu toutes les semaines. Elle essaie de remettre dans l'ordre les suggestions de la serveuse, la regardant pendant un instant d'un oeil vide. “ Porridge de kimchi, salade d'algues séchées et cacahuète grillées, ” répète-t-elle lentement, difficilement. Elle est rouge d'embarras quand la serveuse note et s'en va, et a du mal à soutenir le regard de Nyssandra de nouveau. Elle essaie d'avoir l'air tout à fait à l'aise, pas du tout embarrassée et stupide, croisant les bras sur la table avant de se raviser en posant ses mains sur ses cuisses, jeune femme sage, prim and proper. « Est-ce que tu l'aimes ? » Him? Draco? What? « Est-ce que tu aimes Scorpius ? »
Elle l'a tellement détesté, tellement haï. Toute cette douleur, cette isolation, la dure réalité qu'il était une erreur, un accident, un défaut dans sa vie au parcours parfait et déjà écrit. Elle l'a tellement détesté, tellement haï qu'elle a failli croire qu'il allait naître différent, à cause de tous ces sentiments négatifs qui explosaient plus souvent que les grandes émotions aimantes et presque adoratrices. Mais elle l'a vu. Une fois, avant qu'on le lui arrache à elle. Elle l'a vu et elle l'a détesté encore plus.
Quatre ans plus tard, il n'était plus un bambin, mais pas vraiment un gamin non plus: quelque chose entre les deux, quelque chose d'étrange et d'étranger et d'alien. Astoria n'avait jamais ressenti un particulier instinct maternel pour lui avant de le voir. Jamais. Parmi les Insurgés, il la hantait mais il n'était qu'un concept, une idée, une pensée. Il était juste un petit inconvénient dans son ventre et une fois adulte, une fois présentée à lui pour de vrai... elle a eu tellement, tellement mal au coeur, aux entrailles, partout dans son corps.
Elle l'aime.
Bizarrement. Parce qu'il ressemble tellement à Draco, et à elle aussi, parfois, quand le soleil attrape ses yeux de cette manière et qu'elle y voit un peu de ses siens. Parce que même si elle a l'impression que c'est juste un gamin qui a grandi trop vite du jour au lendemain, elle sait aussi que c'est son fils, son fils, son sang appelle son sang, sa chair sa chair, même si elle n'a jamais pensé à ça avant de le voir.

Elle l'aime mais Astoria n'est pas très forte avec les choses comme ça. “ Oui, ” dit-elle après une petite réflexion, soupesant réellement la question, comme si elle ne se l'était jamais posée avant — et peut-être que c'est le cas, se dit-elle. Elle n'a jamais douté de son amour pour Scorpius, juste de son rôle en tant que mère dans sa vie. “ Sincèrement. Incroyablement. Et je sais que toi aussi, tu l'aimes, peut-être plus que moi... tu penses que je ne fais pas une bonne mère. ” Elle-même sait qu'elle ne fait pas une bonne mère. Comment être une bonne mère quand on est séparée de son enfant dès la naissance? Pendant quatre ans. “ Je suis fatiguée de vous qui me blâmez pour avoir été absente, finit-elle par dire d'un ton un peu morne, défait, même si ça s'agite dans ses entrailles, quelque chose de grouillant qui hurle à l'injustice. Je n'ai jamais choisi de... partir, de ne pas être là... qu'on me l'arrache. Je n'avais pas le choix. ” Mais on a toujours le choix. Si elle lui dit ça, Astoria s'en va. Ils ont tous des monstres comme parents; Nyssandra plus que quiconque ne peut-elle pas comprendre la cruauté de son père? “ Tu ne peux pas imaginer à quel point je regrette tout ça. Elle soupire, la regarde de nouveau. Oui, Nyssandra, je l'aime vraiment et tu l'aimes sans doute plus, et il t'aime très certainement plus. Voilà. Pourquoi tu me demandes ça? Juste pour me rappeler à quel point mon propre fils supporte à peine ma présence? ” demande-t-elle, amère et injuste de blâmer Nyssandra pour des torts qui n'appartiennent qu'à elle.

fragile n.4Comment décider qui mérite notre aide ? Qu'ils en aient besoin devrait suffire

. Mai 2οο3

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« Je suis soulagée, alors, si il va bien. » Menteuse. Leur propre relation mise à part, c'est une chose sur laquelle elles auraient pu s'entendre, s'accorder même, à une époque. Aramis a toujours su se montrer particulièrement odieux envers les gens qu'il n'apprécie pas ; et Nyssandra n'a aucun doute sur le fait qu'Aramis a démontré à Astoria l'étendue de son mépris. Assez, au moins, pour que la Greengrass n'ait besoin d'être soulagée que pour maintenir les apparences.
(Elle l'a, elle-même, assez vécu de première main pour le savoir)

C'est pour ça, sûrement, que Nyssandra ne sait qu'arquer un sourcil dubitatif, pas du tout convaincu, lorsqu'Astoria répond « oui » à sa question. Cette fois s'ajoute à toutes celles où elle regrette de ne pas plus pouvoir utiliser l'empathie, de ne plus être capable de lever le voile sur les sentiments, les émotions dissimulés sous les masques. Devant elle, Astoria a hésité et la Lestrange se demande si c'était le temps nécessaire à trouver la bonne réponse (celle convenable aux yeux du monde) ou à trouver la bonne réponse (la vraie). Elle veut lui demander, poser une nouvelle question pour creuser, révéler (parce que c'est son job et avec ou sans empathie, Nyssandra reste douée à ce petit jeu des vérités cachées) mais déjà, Astoria continue : « Sincèrement. Incroyablement. Et je sais que toi aussi, tu l'aimes, peut-être plus que moi... tu penses que je ne fais pas une bonne mère. » Simple hochement de tête. Nyssandra n'a jamais caché ça ; et elle n'est pas venue pour cacher, pas aujourd'hui. Elle veut jouer cartes sur table. « Je suis fatiguée de vous qui me blâmez pour avoir été absente. Je n'ai jamais choisi de... partir, de ne pas être là... qu'on me l'arrache. Je n'avais pas le choix. Tu ne peux pas imaginer à quel point je regrette tout ça. » Mais les regrets, ça ne fait pas tout. Ce n'est rien, même, un regret - veut lui dire Nyssandra. Combien de fois ont-ils tous regretté de ne pas être à la hauteur des espérances de leurs parents ? Est-ce que ça a jamais changé quoi que ce soit à leurs vies ? Est-ce que ça a rendu Pansy plus jolie ? Draco plus brillant ? Gwen plus convenable ? Est-ce que ça a jamais transformé Nyssandra en ce garçon qu'Ascleus voulait tellement fort ? Les regrets, ça n'est rien - ce ne sont que des boulets qu'on s'accroche aux chevilles mais ça ne résout rien, ça ne répare rien. « Oui, Nyssandra, je l'aime vraiment et tu l'aimes sans doute plus, et il t'aime très certainement plus. Voilà. Pourquoi tu me demandes ça? Juste pour me rappeler à quel point mon propre fils supporte à peine ma présence? » Nyssandra a comme un sourire désabusé, un peu supérieur peut-être, pour cette femme-enfant qui pense que tout tourne autour d'elle. « Tu n'es pas si importante que ça dans mon cercle d'ennemis » lâche-t-elle avec une sincérité brutale, mais sans animosité. Elle ne se donnerait pas la peine d'inviter Astoria juste pour l'humilier - avec d'autres, oui ; mais pas avec elle, ça n'en vaut pas la peine. « Je te reproche d'avoir voulu cet enfant, puis d'avoir changé d'avis avant ton départ. Si tu n'en voulais pas, il aurait mieux valu t'en débarrasser avant qu'il ne naisse - tu ne penses pas ? » Elle semble cruelle, détachée à parler d'une vie où son filleul n'existe pas, où il est mort. C'est pourtant la vérité qu'elle porte dans son cœur, dans ses tripes depuis qu'elle a l'âge de sentir, de ressentir qu'on ne veut pas d'elle chez les Ollivander. « Il n'y a rien de pire pour un enfant que de naître avec des parents qui ne veulent pas de lui. »

Par curiosité, elle se demande ce qu'Astoria va répondre à ça - est-ce qu'elle va garder son masque de politiquement correct et hurler au scandale alors qu'elles savent toutes les deux (alors qu'ils savent tous) le poids de ne pas être assez ? ou est-ce qu'elle va vraiment réfléchir à sa question, se dire qu'au lieu d'être plus, une solution aurait été simplement de ne pas naître ?

Malheureusement, la serveuse revient avec son babillage et les boissons, stoppant net l'examen scrutateur qu'elle fait d'Astoria. Cette fois, Nyssandra ne se montre pas aussi aimable avec la curieuse, lui jetant un remerciement distrait alors qu'elle s'agace intérieurement de l'interruption qui offre un peu de répit à la Greengrass (un peu de temps pour peut-être monter un mensonge acceptable). Au coin de la bouche, il y a même ce petit pli qui traduit l'impatience et qu'ils lui connaissent tous au sein de l'Elite. « Je sais que tu n'es pas une mère », le jugement est brutal, aussitôt la serveuse repartie. « C'est pour ça que Scorpius te supporte à peine, tu ne le connais pas. Tu ne l'écoutes pas quand il te parle et tu ne le grondes pas quand il t'insulte. » Si Nyssandra laisse faire Scorpius, le reprenant sur le manque de subtilité de ses insultes plutôt que sur l'irrespect qu'il témoigne à Asstoria, ce n'est pourtant pas une attitude acceptable pour Nyssandra - et Astoria ne devrait pas se laisser piétiner par Scorpius si elle veut devenir sa mère. « Mais tu peux apprendre et je peux t'aider. » Dans le regard de Nyssandra, il y a toute la sincérité de son amour pour Scorpius, sa volonté de faire ce qui est le mieux pour lui ; et aussi, une sévérité qui n'éclaire pas souvent le brun de l'iris. « Mais, si ce n'est qu'une lubie pour satisfaire ton ego ou tes envies, si c'est pour toi ou pour le modeler afin que tu renvoies une image qui te satisfait, alors laisse Scorpius tranquille. Laisse-le devenir un homme épanoui et heureux sans toi. Parfois, il vaut mieux ne pas avoir de parent du tout. »