Elle a eu la nouvelle en retard.

Olivia pensait vraiment qu'au bout d'un moment, un coeur arrête d'être déçu et de se briser. Elle pensait même qu'il n'y avait plus rien à décevoir et à briser en elle; que tout cela s'était envolé en même temps que ses dernières traces d'humanité, en même temps qu'elle avait pris l'anneau, en même temps que la Marque s'était encrée sur son bras. Qu'il n'y avait plus rien pour personne en elle, que tout était à elle, à sa magie, à son pouvoir (et à Nazir. Toujours à Nazir). Elle a eu la nouvelle en retard, peut-être que ça aurait pu l'aider à mieux l'accepter mais non. Gazette du Sorcier, premier août, avis de disparition, Duncan Rosebury.

Son frère. Son grand frère. Pas le vrai, bien entendu, mais celui qui compte. Celui qui l'a pris sous son aile, celui qui a essayé de la tuer. Celui qui l'a adoptée, celui qui l'a pourchassée. Son frère, disparu — présumé mort, dit même l'annonce vaguement inquiète de Samaël dans le journal. Et Samaël est inquiet, il est voyant aussi, ça doit forcément dire que Duncan est en danger. Olivia sait que si elle partait à sa recherche, elle ne trouverait qu'une baguette et une grimace enragée sous sa barbe ébouriffée. Duncan la hait. Rationnellement, bien entendu, Olivia comprend pourquoi — les rares fois où elle est rationnelle justement, elle se hait aussi. Mais elle l'est rarement, ces temps-ci. L'anneau se nourrit d'un rien; pas assez d'énergie, la Marque lui donnait des pouvoirs qu'elle n'a plus aujourd'hui et elle devient, plutôt littéralement une coquille vide. Plus souvent qu'avant, son don a des sursauts, des hoquets; heureusement, pour l'instant, personne n'a rien remarqué. Officiellement, elle est malade (elle s'est faite passer pour un médecin pour récupérer un long traitement), un truc un peu obscur, elle a dit à Areo que les médicomages ne savaient pas trop ce que c'était. Officiellement, elle est malade; officieusement, elle se meurt.

Et Duncan est mort.

Présumé mort.

Elle aimerait pouvoir le sauver — mais il y a Nazir aussi, son corps sans âme quelque part au Ministère (elle aime y penser et y croire, même si la part rationnelle de son esprit lui dit qu'ils ont dû l'achever, l'enterrer, lui donner la paix, enfin). C'est lui qu'elle doit sauver, c'est lui qu'elle aime — et quand il verra qu'elle a fait tout ça pour lui, il l'aimera aussi et ils iront en Égypte et ils seront heureux.
Olivia pleure en y pensant. Elle aimerait tellement faire un bond en arrière. Retourner à ces mois parfaits passés sous l'égide de Libertalia, travailler avec Nazir, se mettre à dos la moitié du Maghreb à cause de cet idiot. Elle aimerait tellement pouvoir tomber amoureuse de lui encore et encore et encore. Elle aimerait retourner avant ça même, avant la mort de Cedric, avant sa dernière conversation avec Areo. Le prendre dans ses bras une dernière mois. Même si ça, elle le fait plus souvent qu'elle ne pense à Nazir; il se plaint toujours de sa soeur qui est devenue tactile, mais il lui rend toujours son étreinte. Ça, c'est parce qu'il ignore qu'elle est Olivia. Elle ne doute pas une seule seconde qu'il la repousserait si il savait; qu'il la haïrait.

Et il aurait raison. Elle sait qu'il aurait raison. Mais elle aimerait juste-

Quelqu'un vient. Areo sûrement; elle entend le plancher du hall craquer, lui qui cherche ses clefs avant de les glisser dans la serrure. Son doigt lui fait affreusement mal depuis ce matin, et c'est pire depuis qu'elle a lu la nouvelle, comme si la malédiction était si profondément ancrée en elle qu'elle prenait désormais du pouvoir dans ses émotions; elle la sent qui pompe son énergie vitale et magique, qui la rend fatiguée et amère et stupide et cruelle. Mais aucune malédiction ne peut rendre sa tristesse pire. Olivia a l'impression qu'on marche sur sa poitrine, qu'on écrase ses côtes à coups de talons sans s'arrêter. Elle aimerait que ce soit une vaste blague, que les mots de l'avis de recherche changent magiquement sous ses yeux pour révéler la farce — mais ce n'est pas le cas, et ça fait presque une heure qu'elle pleure. Elle entend vaguement son nom — non le nom d'Ines quand Areo la voit prostrée dans le noir. L'inquiétude et l'incompréhension et la peur et la curiosité; il s'approche, elle lui tourne le dos, il ne peut pas la voir, elle n'arrive pas à se concentrer, elle n'a plus d'Adderall, elle n'a plus rien, qu'est-ce qu'elle fait ici? Elle devrait être avec Nazir, elle devrait l'avoir rejoint, s'être offerte aux Détraqueurs. L'anneau refuse.

“ Don't. ” Elle s'éclaircit la voix pour reprendre celle d'Ines mais n'y parvient pas; à la place, c'est un sanglot qui explose dans sa gorge. Malgré tout, elle entend le pas d'Areo qui s'approche: “ Don't, ” répète-t-elle en sifflant, plus pressante encore. Elle plaque ses mains sur son visage, appuie sur ses yeux à s'en faire mal. Sa baguette n'est pas loin mais elle est trop loin. Elle est trop désorientée, trop triste, trop brisée, se rendant finalement compte que rien ne va et que rien n'ira plus jamais. Elle n'entend pas Areo faire les pas qui suivent; sa main qui se pose sur son épaule la fait sursauter et elle a un mouvement de recul violente t brusque; elle est à deux doigts de se retourner mais de quatre ongles enfoncés dans sa cuisse sur laquelle sa main est retombée, elle se retient. “ I can't- ” I can't breathe, I can't lie, I can't hide, I can't live. “ I can't. ” Et toujours elle tremble, et toujours elle pleure, cachant derrière un rideau de cheveux noirs plus épais que jamais son visage, celui qu'elle aurait dû effacer pour toujours.