La bête étouffe des grognements sourds et exhale son râle buttant contre les babines retroussées. Elle s'élance vive et menaçante à travers la forêt, ses pupilles tannées à l'or chaud se braquent sur les deux silhouettes qui se démènent et se fondent entre deux arbres. La femme a comme un éclat pantelant dans le regard quand l'angoisse jugule sa gorge et resserre son étau mortifère, elle se retourne vers la créature affamée quoique n'en aperçoit pas son pelage. Cette absence la secoue et la perturbe, elle sent l'ivresse de la mort imprégner tout son être, empoigner son cœur déjà sclérosé par la peur, pénétrer de force dans le creux de son nez. Effluves rances et ferreuses. Un hoquet d'espoir la gagne mais bloque un peu plus ses poumons contrits ; alarmé, son compagnon resserre sa poigne autour de ses doigts et tire plus encore ce poids presque mort. Il peut sentir la fatigue et l'abattement qui l'embrase, prétend ne pas être contaminé. Ils s'en sortiront. Comme en ce mois de mars où la maison prit feu, rameutant dans ses flammes la sournoise Faucheuse qui n'emporta pas Mitsy. Les secours arrivés in extremis leur avait prédit une belle étoile. L'idéaliste de mari y croit encore, probablement un peu trop piqué aux grandes histoires shakespeariennes, il a cette espérance inébranlable tout contre le cœur.
BAM BAM BAM. Pourtant le myocarde exulte, la course rogne son énergie. Et ses yeux ont beau tenter de percer la nuit noire, il ne peut compter que sur des armes blanches pour en trouer le ventre.
BAM BAM BAM. L'aorte pompe ce flux sanguin, accélère la rivière de sang jusqu'aux poumons perclus.
BAM BAM BAM. Ils s'en sortiront.
Soudain le loup émerge à nouveau dans son champ de vision, et la femme de pousser un cri affolant la bête autant que son mari.
« COURS MITSY ! » Ses longs cheveux roux parsèment la nuit de filaments rubigineux. Cette couleur rouille appelle au sang suranné. La bête rugit et s'élance de plus belle.
« AAAAAH ! »***
La bête s'est repue. Cette langue pourléchant ses babines ensanglantées en témoigne. Sereine et reposée, elle tourne une dernière fois autour des cadavres ; l'un est moins propre et lisse que l'autre. Opiniâtre euphémisme lorsque l'on avise la scène bouchère. L'homme n'est plus qu'une masse informe, la tête ne tient qu'à un ligament que le loup n'a pas croqué. Trop tenace. Cela ne lui seyait pas sous la dent. La panse éventrée dégueule ses entrailles, là encore la bête a trié les morceaux de choix. Elle darde à peine cette vomissure vermeil avant de toiser le macchabée féminin avec indifférence. Le ventre lourd de barbaque fraîche, la vision d'un second repas n'attise pas la convoitise du loup bien au contraire. Elle, est encore intacte. Enfin presque. Seul son beau visage mutilé par les crocs voraces dégobille de laideur. La beauté même, épluchée au couteau.
Lorsque le monstre s'éloigne enfin, il titube sur sa route et secoue sa gueule comme pour mieux y voir. Sa vision est trouble – quoique cela ne l'empêcha guère de chasser ses proies – et agite à ses yeux comme des voiles de fumée. Un hoquet soudain le prend au corps ; la bête tressaille et se met à courir. C'est le soubresaut de conscience qui s'éveille mais ne fend pas encore son délire sanguinaire. Tout cela n'est qu'un rêve quoique tout paraît réel : des effluves ferreuses à cette sensation de terre humide contre les pattes. Les cris, la sueur, le battement sourd des organes. Ce goût rouillé contre son palais. Il veut croire que tout est fantasmé et cette pointe d'espérance naïve le secoue une fois encore.
***
«Te voilà. » souffle le jeune homme comme il ramasse sa veste de cuir, la passant par-dessus une chemise maculée de terre jetée sur ses épaules. Ses pupilles dilatées témoignent d'une allégresse macabre injectée en plein dans ses veines bleues : ce délire lui a pris comme ça, lui tenaillant le corps tout entier, sans qu'il ne comprenne pourquoi ni comment. Loki sait seulement qu'il est encore sous la drogue de son délire sanguin ; ça lui a asséché le gosier, emballé le cœur, fait voir de ces trucs inimaginables. Il est même encore euphorique car ce rictus apaisé sur ses lèvres goguenardes ne semble pas vouloir le quitter. Selon le langage courant des toxicomanes, il vient de pratiquer le 'high contact'. Sensation fantasmagorique consistant à rencontrer une tierce personne sobre lorsque son propre corps est encore sous le joug des hallucinogènes. Le jeune homme n'est d'ailleurs pas encore redescendu, il peine à y voir clair. Aussi lorsque se fait entendre au loin ce cri perdu dans la forêt, Loki secoue la tête comme pour en faire sortir les échos. Il n'y a rien là-bas. Il n'y a jamais rien eu. Ce sang séché qui lui colle à la peau, c'est de l'esbroufe. Sans doute s'est-il coupé. Ce qui serait con. Greyback est peut-être gauche lorsqu'il s'agit de relations humaines mais pour le reste il n'est pas maladroit.
« Au...sec... » « Raaah. » Le brun ténébreux plaque ses mains sur ses tempes puisque ne veut rien entendre. Cet appel au secours est trop concret, trop vif, il tranche son cerveau à coups de lucidité qui lutte contre son délirium funèbre. Finalement et dans un autre râle vagabond, abandonne sa lâcheté et retourne sur ses pas. Là où la bête laissa les cadavres inertes.
La femme est encore vivante, elle porte à ses lèvres un gémissement terrifiant et babille sa souffrance. L'on dirait un miaulement de chatte malade, c'est pathétique. Loki reste debout à la toiser mais son regard ne se teinte ni de remord ni même d'horreur : il n'a conscience de rien. Sa dépersonnalisation est si profonde qu'elle a été menée bien loin, sa capacité à ressentir de l'empathie a été annihilée d'une traite. Il n'est plus que la grossière contrefaçon d'un être humain. L'allégresse macabre qu'il ressent encore en l'instant le relie à la folie latente, au vice, à l'incontrôlable, à la bête.
« T'es encore en vie toi ? » Voix suave qui parvient de loin et cogne contre la paroi de son crâne à lui en donner la migraine. Loki dégaine un coup de pied contre le ventre de la jeune femme enlaidie, comme pour s'assurer qu'elle souffre. La douleur rend bien vivant.
Elle piaille encore, ça l'exaspère. Soudain une idée illumine son cerveau brumeux et esquisse à ses lèvres un sourire facétieux. Les traits du jeune homme se parent d'une lueur effrayante, lui qui pourtant fut toujours des plus charismatiques. A bien y réfléchir il a toujours suinté le charme animal, et c'est sans doute ce qui put plaire à la gente féminine la plus masochiste.
Enjambant le corps endolori, Loki s'accroupit et la chevauche tandis que de ses mains déterminées fait sauter les boutons de la chemise féminine. La rouquine tressaille ; quelque part dans son crâne défoncé à l'adrénaline, elle se dit que ce type n'est vraiment pas bien. Baiser une presque morte au visage tuméfié, quelle idée. Alors elle geint de nouveau et trace sur ses lippes quelques mots douloureux.
« Pitié... » Loki soupire alors d'exaspération avant de rouler ses yeux noisettes vers le ciel. Quelle conne.
« J'suis complètement high. » dit-il non sans laisser s'échapper un rire malencontreux, témoin de son délire sanguin. Il aimerait lui dire qu'il ne sait pas même ce qu'il fait, que ses gestes lui paraissent flous et que les mots qu'elle dégoise lui parviennent en de lointains échos. Mais son cerveau n'a pas le monopole de ses actes, ses cordes vocales s'activent d'elles-même :
« Faudrait déjà que je bande en te voyant. Mais genre, que je bande fort tu vois. Et t'inquiète, vu ta gueule ça risque pas... » Puis il la retourne d'un coup sec, fait fi de ses plaintes douloureuses et de ce bruit infâme d'une chair purulente s'écrasant contre la terre, et lui enlève sa chemise. Ses gestes sont déterminés mais tremblent sous les effets du délire macabre ; il noue le tissu autour des poignets de la jeune femme, s'assurant qu'elle ne bougera plus, puis lorsque l'oeuvre est achevée s'empare de la tignasse rousse et la force à relever la tête. Se penche à son oreille. Murmure des mots dégueulasses.
« ...Parce que j'm'en fous de défoncer ta petite chatte. On va jouer à autre chose. » Il n'est plus lui-même, tout est erroné. De son rire léger à ses paroles dégoulinant de stupre vulgaire. Son humanité est une ébauche informe, la bestialité a pris le pas. Elle rugit et cogne contre les parois de son crâne des miasmes de dépravation.
Son regard se pose alors sur une corde vétuste qui jonche les souches d'arbre. Ruines d'une vieille cabane érigée par les gamins du coin. Un sourire lisse sa lippe, mauvais et carnassier. La victime a compris. Elle gueule son impuissance, sa peur et sa douleur. Sa gorge ronde dévore l'agonie. Et lui ça l'exaspère. Alors pour la faire taire, lui engouffre des mouchoirs dans le gosier.
***
Combien de temps est-il resté assis contre cet arbre, jambes ramenées contre son buste et bras qui en forment l'étau. Une heure, peut-être deux. Une heure qu'il a fourré sa tête dans ses mains ensanglantées, se fourrageant les cheveux, front blanc tourné vers le sol. Recroquevillé sur lui même, Loki a la conscience qui s'éveille : l'allégresse macabre a fait place à l'amertume. Il comprend que rien n'était un rêve et que tout fut joué, que ses mains rougies qui se plantent dans son crâne parsèment ses mèches brunes de sang coagulé. Et il ne veut pas relever la tête, ne veut pas darder les cadavres. Il ne se souvient que de quelques bribes, comme des flash successifs lui frappant la mémoire. Pour le reste, c'est le trou noir.
« Fuck ! » Le jeune homme gueule sa peur et sa perdition, la crainte de sombrer dans la folie. Et lorsqu'il relève enfin la tête ce n'est que pour cogner l'arrière du crâne contre le tronc d'arbre à de multiples reprises. Chaque collision se heurte à ses mots.
« FUCK ! FUCK ! FUCK ! » Loki déglutit d'une salive pâteuse et rare avant de sentir son cœur s'emballer. La crainte lui saute à la gorge et la jugule, lui prive de son air sacré. Enfin, il ouvre les yeux. Et ce qu'il voit dépasse tous ses cauchemars.
Une femme rousse pend par les pieds, elle a la rigidité cadavérique qui la plombe. Méconnaissable, le visage mutilé par ce qui semble être des crocs voraces, l'on ne reconnaît que cette bouche tordue par la douleur. Son ventre nu dévoile des plaies béantes et savamment découpées ; l'on a ouvert la barbaque pour la saigner lentement. Sur cette vision d'horreur, un flash revient cogner tout contre la conscience de Loki alors qu'il s'entend rire bêtement :
«Viande halal. ».
« Raaah ! » De nouveau le jeune homme fourre sa tête contre ses mains quoique cette scène bouchère lui paraît trop fascinante. Sa pupille alanguie retourne sur les cadavres : il y a comme un truc informe à terre. Amas de chair qui ressemble à un homme.
Loki suffoque, une crise d'angoisse assaille son être tout entier. Il peine à respirer et pour mieux libérer ses poumons contrits tourne la tête vers le ciel, bouche avide de recueillir de l'oxygène. Puis de nouveau un cri de rage, lorsque enfonçant ses ongles terreux dans le sol décèle des bruits de pas. Oona, fille de la horde Thurisaz, est à ses côtés, et il lui suffit de glisser sur elle son regard perdu pour qu'elle s'avance enfin. Ce qu'il doit être pathétique, le visage crasseux, couvert de terre et d'hémoglobine. Des larmes qui pointent à ses yeux sombres, crise de nerf oblige. Parce qu'il est engoncé dans sa peur, aussi. Celle de devenir fou.
« Regarde pas... » souffle-t-il affolé alors qu'il pose ses deux mains sur les joues fraîches de son amie. Implorant de nouveau.
« Regarde pas. C'est pas moi. J'ai pas voulu... » Il déglutit difficilement.
« J'ai pas voulu faire ça. J'sais pas comment... Oona ? » Il la questionne naïvement, son regard trouble posé sur elle.
« Shhht. Je sais Loki. » Elle le toise de ses grands yeux inquiets, glisse sur ses joues la douceur d'une main attendrie. Et dans un souffle reprend avec angoisse :
« La bête a pris le pas sur ton humanité. Pourtant tu es animagus loup depuis près d'un an déjà. Par ta seule volonté et ton travail, car l'envie de faire partie des Greyback te broyait le coeur. Tu as alors la volonté de mater ton animalité.... » « Plus jamais. Merde. » L'intéressé se redresse, jambes tremblantes. Ses poumons contrits accusent le coup et saccadent un rythme anormal, lequel accompagne la pulse d'un palpitant malade. Il va rendre ses victuailles, chaires mortes arrachées aux carcasses encore chaudes... D'ailleurs il se souvient des spasmes de ce mec dégingandé, sa gorge ronde dévorant l'agonie. Il l'a bouffé alors que sa proie était encore en vie. A rongé ses os, croqué ses ligaments.
Trop tard. Loki régurgite son dîner improvisé et crache sa bile derrière un arbre, main en appui contre le tronc. Il a vomi son dégoût, ses peurs, ses appréhensions, des morceaux de barbaque également... Restes humains qui assènent à nouveau son corps de mille frissons écoeurés et gagnent son front blanc par la moiteur.
« Tu dois contrôler cette bête en toi... » « Et j'fais comment ? » Le jeune homme essuie sa bouche d'un revers de main. Estomac encore plombé, nausée au coin des lèvres.
« Je suis sorti du Hàrstad*, j'en ressentais le besoin. » Sa voix est suave et grave mais son regard lui, reste léger et absent.
« Et j'ai senti cette présence... Je suis allé voir. J'aime pas les intrus qui tournent autour de nous. Et puis je l'ai vue. » Froncement de sourcils, la mine de Loki écrit des traits dégoûtés.
« Elle avait les mêmes yeux fous que ma mère, quand elle me jetait dans les escaliers. » Un rire grinçant roule jusqu'à sa lippe. Un grognement sourd s'érige en son timbre, éclats noirs de haine et de courroux.
« Sale bitch. »L'engrenage lui saute alors aux yeux, et il comprend pourquoi sa bestialité n'a éclaté que maintenant. Il manquait à son puzzle les dernières pièces de son inimitié farouche, muée à présent en une nemesis meurtrière. L'humain n'a pas survécu à la bête, n'a même jamais été sauf. La créature a attendu sagement son heure, dormant contre les flancs de sa colère perpétuelle. Et la communauté lupine l'a nourrie toutes ces années, avec ses principes un peu bâtards. Mi homme-mi loup.
« Fallait que je me la fasse. » qu'il dégoise alors dans un haussement d'épaules, d'une voix soudain plus légère. Comme si tuer la mère épongeait sa culpabilité. En posant le doigt sur le problème il prend conscience de sa faiblesse : ce fut la haine qui l'emporta dans les affres de sa bestialité.
Et la bombe implosa en son sein, faisant voler en éclats d'obus les pauvres restes de son humanité. En espérant que la faille ne se reproduira plus. Injonctions létales d'animalité.