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sujet; « song of the caged bird. » —— DANTE&ESHMÉ |
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« Tu as été parfaite… Encore une fois, tu nous as tous ébloui par ton talent. » Elle avait quitté la scène avec discrétion, dissimulant ainsi son anxiété. Elle n’aimait pas les grandes effusions de bons sentiments, encore moins lorsque ça la concernait de près. Eshmé avait filé en douce dans les loges, pour se changer, pour revêtir une tenue moins encombrante et ô combien moins représentative de la personne qu’elle n’était pas. Les apparats qu’elle portait sur scène lui semblaient lourds et quelque peu encombrants, parfois instables et légèrement irritants. Mais Cillian les avait choisis, de la matière, jusqu’à la dernière perle, en passant par les couleurs pour la mettre en valeur. Eshmé acquiesçait à chaque fois docilement, car c’était son rôle d’épouse. Et parce qu’elle l’aimait, aussi douloureux que cela pouvait être. « Ils seraient fiers de toi eux aussi. Et je pense qu’ils le sont, peu importe où ils se trouvent. » Elle releva la tête, esquissant un sourire timide et maladroit. Elle plongea ses lèvres dans son cou, à la recherche de son parfum, comme pour se rassurer de sa présence. Il passa une main dans sa nuque, la laissant faire, la serrant contre lui, comme pour se repaitre de leur proximité retrouver. « Et toi ? Comment m’as-tu trouvé ? » La question n’était en rien un piège, même si, dans la façon de la poser, il y avait une teinte d’amertume et de regrets. « Cela m’a rappelé des souvenirs. Ceux de Poudlard pour être exact. » Il n’en disait pas plus, elle comprenait très bien de quoi il parlait. Et c’était suffisant. Amplement.
Elle quitta sa loge, pour assister au banquet donner en son honneur. Sa timidité maladive dont elle avait hérité à la sortie de Poudlard contrastait avec son tempérament d’ordinaire sauvage et impulsif. Elle s’était calmée, tout comme la tempête qui faisait rage parfois en elle. Un équilibre qu’elle refusait désormais de briser, tant la tranquillité qu’elle possédait semblait si éphémère. « Je vais nous chercher des verres. » Un bref baiser sur son front, des frissons à ses lèvres qui touchent son épiderme, toujours. Il l’électrisait, chaque fois qu’il avait un geste affectueux ou tendre envers elle. C’était une relation sourde, faite de silences pesants, mais ils n’avaient jamais eu besoin de longs discours pour se comprendre. Jamais.
« Excusez-moi, je n’avais pas fait attention ! Pardonnez ma maladre… » Elle se tut instantanément, déstabilisée. Elle venait de bousculer un parfait inconnu, mais en le touchant, sans le vouloir, il y eut des réminiscences, des sensations sales et perturbantes. Quelque chose de glaçant et pourtant de si familier. « Je ne voulais pas… » Les mots se mourraient au fond de sa gorge et elle était incapable de le regarder dans les yeux plus de quelques secondes. Son regard dégageait une haine vorace, véloce, profonde. Et quelque chose lui disait qu’elle semblait en être la cause sans réellement comprendre pourquoi. « Je ne voulais pas… vous blesser ou vous froisser. » Elle essayait tant bien que mal de tenir un discours censé, au moins pour se faire pardonner. Mais elle savait que rien n’arrivait par hasard. Ses yeux lui rappelaient quelque chose... ou plutôt quelqu’un. Etonnamment. « Je suis Eshmé. Vous êtes là pour le concert ? » Sa naïveté était à crever, mais elle tentait de lui arracher quelques mots alors qu’il était comme dans un état de choc. Que lui avait-elle fait pour mériter autant de mépris ? Ce malaise apathique qu’elle reconnaissait pourtant que trop bien. Cette indifférence dont elle s'était accoutumée face aux autres depuis des années. |
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| ❝ Song of the caged bird ❞Dante A. Ehrensvärd & A-J. Eshmé Sternberg[Soundtrack] Encore une mondanité. Un autre visage que le sien à enfiler. Arriver avant l’heureux élu et son nom sur la liste des invités. Lui prendre sa place. Contempler son air outré quand il se fera refouler à l’entrée. Ou peut-être pas. Y avait-il seulement une liste pour ce genre d’événement ? Il ne se souvenait plus. Il s’en fichait. Vêtu de beaux atours, il déambulait entre ces êtres médiocres. Pathétiques. Ils se croyaient supérieurs, crème de la crème, l’aristocratie du monde sorcier. Ils n’étaient rien. Un sang supposément pur ou une faveur dûment méritée, un retour dans les grâces d’un être sans aucune pitié. Il aurait tout aussi pu assister à un bal masqué. Le visage d’un autre était le sien. Un loup disgracieux, loin de ces traits qu’il cherchait dans le miroir tous les matins. Etait-il vraiment lui ? Ou une composition des multiples dont il avait pris l’apparence. Le soir, s’il avait un peu trop forcé sur les verres de pétillant et qu’il rentrait seul plutôt que d’accompagner une belle dans ses draps de soie, le reflet qu’il contemplait, il avait envie de l’arracher. Ongles dans la chair, tirant sur sa peau, la zébrant de marques rouges. Mais il n’y avait rien. Rien que lui. Qui était-il ? Que cherchait-il dans l’imperturbabilité de ses yeux clairs ? Ceux, potentiellement, si similaires aux siens ? Etait-elle ici ? Cette sœur qui avait eu une vie tellement meilleure que la sienne ? Le doux confort et l’oisiveté qu’il observait chaque jour, chaque nuit, dans lesquels il se vautrait en volant sa place. Il n’avait rien à foutre là. Rien du tout. Rien. Il attrapa une coupe de champagne au vol alors qu’un serveur passait à côté de lui. Il pourrait certainement dérober une ou deux montres. Un bracelet. Une rangée de perles. Une bague alors qu’il plierait bien bas l’échine pour déposer un baiser sur les doigts d’une fortunée. Ils ne manqueraient de rien. Ces breloques dont ils aimaient se couvrir, ils en avaient tellement. Une de plus, une de moins, qu’est-ce que ça pouvait changer ? Les petits fours. Son estomac criait famine. Distribuant sourires charmeurs sur œillades prononcées, il s’avança vers le buffet, l’air de rien. Ne pas s’empiffrer comme un goinfre. Il était sensé être aussi repus que tous les autres ici présents. Pourquoi l’avaient-ils choisie elle pour un confort qu’elle n’avait aucunement mérité ? Parce que c’était une fille ? Parce qu’elle n’aurait pas été capable de tenir aussi bien que lui dans la rue ? Foutaises ! Il était brisé. Ils l’avaient détruit. Lui avec ses coups, elle avec son silence. Ses doigts se crispèrent sans pour autant se fermer en poing. Sourire, saluer, mielleux au point qu’il se donnait envie de vomir. Il toucha son front, dans un salut pour un compère avant de prendre deux bouchées sur le buffet. Son ventre se serra, comme s’il voulait remonter le long de son tube digestif et sortir par sa bouche pour avaler tout ce qui se trouvait à sa portée. Il eut envie de vomir. Nourriture trop riche. Trop abondante. Brisé. Il mourrait de faim et la satiété le tuerait. Paradoxe paradoxal. Il aurait presque pu en rire. Un rire jaune. Acide. Qui brûlait son estomac et sa gorge. Mais non. Il ne devait pas. Il ne fallait pas qu’on le prenne pour un fou. Enfin, pas lui, mais cet autre donc il avait chipé les traits. Sortir, prendre l’air, respirer l’air infect de Londres et de sa luxure. Peut-être trouverait-il sur le parvis quelque ingénue à piéger dans ses filets, l’une de celles dont il pouvait dérober argent et virginité. Il aimait entendre les rumeurs, les on-dits, de ce qui arrivait ensuite. Un père outragé par ce sorcier de bonne famille qui avait osé profiter de la naïveté de son enfant ! Une querelle entre mages, alors que l’accusé ne comprenait strictement rien. Ça lui donnait envie de rire. Du moins quelques secondes. Avant que la satisfaction perfide ne quitte son être. Il se mit en mouvement pour se diriger vers la porte. Ou un balcon. Ou une terrasse. Peu importait. Sortir. Prendre l’air. Respirer. Il avait besoin de respirer. Oh ciel cette identité était comme le pire des corsets. Il posa sa main sur son diaphragme… — Excusez-moi, je n’avais pas fait attention ! Pardonnez ma maladre… —… Et son épaule heurta quelque chose. Quelqu’ un. Quelqu’ une en vérité. Une sensation électrisante. De la tête aux pieds. Il attrapa ses prunelles baissées, pendant une seconde, deux. Elle fuyait son regard, toujours. Incapable de le regarder trop longtemps. Pathétique petite chose. Un frisson descendit pourtant le long de son échine. Se pourrait-il que ? Il plissa les yeux alors qu’elle ne l’observait pas. Un peu près de la même taille, s’il se basait sur celle qui était réellement la sienne. Une peau diaphane. Des iris sombres. Ça pourrait correspondre à tout un tas de gens, n’est-ce pas ? Mais cette colère ourdie en lui rugissait comme un torrent au sortir de l’hiver. Elle hurlait à ses oreilles comme le vent durant une tempête. Si bien que c’était à peine s’il entendait encore le brouhaha des paroles et la musique assourdie dans le fond de la pièce. — Je ne voulais pas… — Il redressa l’échine, fier, dédaigneux. Idiote. Petite idiote. Bonne à rien. Elle aurait crevé dans la rue. La chose s’affirma dans son esprit comme le marteau d’un juge, comme la hache du bourreau. Il sut. Elle. Saleté de… petite… pute. Elle lui avait volé sa vie, tout ça pour ne pas la vivre pleinement, timide, gênée, bien en sécurité derrière ses joues rougies par la honte. — Je ne voulais pas… vous blesser ou vous froisser. — Il avait envie de la frapper. De façonner son corps de ses poigts et de ses pieds, comme son père l’avait fait trop de fois. Il avait envie de lui faire connaître tout ce qu’il avait enduré pendant toutes ses années, en une fraction de secondes. Toute cette douleur, démultipliée. Les intérêts. Elle devait payer les intérêts sur le prêt de son existence. — Je suis Eshmé. Vous êtes là pour le concert ? — Des mots, acides, menaçaient de poindre sur le bord de ses lèvres, de claquer comme un fouet dans cette pièce soudain trop exiguë pour les contenir tous les deux. Il ne voulait plus de sa présence. Il voulait qu’elle crève. Ce monde n’était pas fait pour eux deux. Non. Pas qu’elle crève. Il voulait la jeter dans la rue, sur un trottoir où tous les plus dégueulasses lui passeraient sur le corps. Mais le nom sonna à ses oreilles. Eshmé. Oui, il connaissait. Il avait déjà entendu. Quelque part. La soirée. Le banquet. En son honneur. Concert. Elle était la musicienne qu’ils célébraient tous en cette soirée impie. A vomir. Il avait envie de vomir. Il avait besoin d’air frais. Il voulait entourer ses doigts autour de sa gorge, serrer, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus lui voler cet air dont il avait besoin. Il finit par cligner des yeux, lentement, comme au ralenti. Et un sourire digne du meilleur des acteurs étira ses lèvres. Un geste de la main, comme s’il chassait une mouche. Il ne quitta pas ses prunelles des siennes. Pas même quand il esquissa une courbette, s’empara de sa main et y déposa ses lèvres. Vomir. La boule au creux de son estomac. Vomir sa haine pour elle. La maculer de la souillure qui rongeait ses tripes. Mais il se redressa, flamboyant, majestueux, comme un phénix. — Ce n’est rien, très chère. C’est moi qui ne regardais pas où j’allais. — Il avait envie de se gifler. De l’envoyer bouler contre un mur. De lui y exploser le crâne. Mais il continua ses ronds de jambe. — Bien évidemment que je suis là pour le concert. Pour quelle autre raison aurais-je pu me trouver ici ? Pour rien au monde je n’aurais raté votre délicat doigté. — Il aurait tout aussi bien pu s’enfoncer un doigt au fond de la gorge, pour l’effet qu’avaient ses paroles. Rien ne transparaissait de son visage pourtant. Ni même de son attitude en général. Comment parvenait-il à garder cette composition bien en place, il se le demandait. — Je suis Munin. — déclara-t-il avec une nouvelle courbette, bien incapable qu’il était de se rappeler si c’était effectivement le nom de l’homme dont il avait volé l’apparence. De l’air. Il avait besoin d’air. Fuir loin. L’embarquer avec lui. La jeter dans l’Allée des Embrumes et dans des recoins plus gerbant encore. La donner en pâture à quelque créature. L’observer se débattre d’une étreinte qu’elle ne désirait pas. Composition légèrement crispée sur son visage alors qu’il luttait pour maintenir le masque. Donnait-il l’impression d’avoir une crampe d’estomac ? Il s’en fichait, tant que l’autre affreux restait scotché à ses traits. — Vous avez illuminé une nuit bien noire. — Ce n’était pas tout à fait faux. Il l’avait au moins retrouvée. Il savait qu’elle crèverait avec cette petite cuillère en argent dans la bouche, avec ses beaux vêtements et sa gueule de crétine. Comment pouvait-elle être aussi idiote et naïve ? N’avait-elle pas elle eu la chance d’aller à Poudlard ? Comment avait-elle pu ruiner toutes ces chances que leurs parents lui avaient données, alors qu’ils l’avaient condamné lui à la bourbe et au foutre ? |
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Elle demeure tacite, un brin nerveuse. Sous cette enveloppe calme, se cache une tempête qu’elle s’empêche de réveiller et pourtant, au contact de ce Munin, cela entraîne comme un électrochoc. C’est comme si son cerveau savait quelque chose, mais qu’elle est incapable de l’affronter, impossible de l’admettre. Il lui semble familier, si familier, qu’elle a du mal à le reconnaître. Elle se sent indubitablement attirer par lui, comme un papillon se dirigerait vers une flamme, en sachant très bien qu’il risque de mourir. « Ce n’est rien, très chère. —— Elle ressent pourtant vibrer dans sa voix une once de rage et de colère, une tempête similaire à la sienne, sans doute plus intense, plus vivace. —— C’est moi qui ne regardais pas où j’allais. » Eshmé se plie à la remarque avec un léger rire enfantin. Elle essaie tant bien que mal de briser le malaise involontaire. Ses traits ressemblent étonnamment aux siens et quand elle plonge ses yeux dans les siens, elle y reconnait la douleur que l’on a quand on est en marge de la société, en marge des gens, en marge de soi-même, parfois. Elle tend une main vers lui, tremblante juste assez pour craindre de savoir qui il est, mais finalement, elle se retient, pudique. Crispée que cela ne soit pas l’évidence qu’elle recherchait, qu’elle croit au fond d’elle. « Bien évidemment que je suis là pour le concert. Pour quelle autre raison aurais-je pu me trouver ici ? Pour rien au monde je n’aurais raté votre délicat doigté. » Il ment. Et il le fait très bien. Un peu trop bien, un peu trop facilement. Il transpire le mensonge ; il respire la décadence ; il se délecte de la luxure. La louve en elle arrive à sentir à quel point son odeur originelle suinte la crasse et la misère. Par tous ses pores, elle décèle ce mal-être incompris qu’elle a eu à Poudlard, ce vide à l’intérieur, qui creuse des trous béants à chaque réveil, à chaque retour à la réalité. Elle voudrait le lui dire, le lui crier, le lui faire comprendre, mais elle ne peut pas, elle n’y arrive pas. Il est trop tard pour sauver des morceaux brisés, cassés, calcinés, par le feu des ambitions de leurs géniteurs. « Je suis Munin. » De nouveau, le doux poison de la comédie masque une vérité bien blafarde, le sentiment honteux de n’être rien d’autre qu’un raté, qu’une souillure, dans un monde qui ne les comprend pas ; qui ne pourra jamais les accepter. Alors elle joue le jeu, elle rentre dans ce cercle vicieux pour lui donner ce qu’il veut. Sinon, il ne serait pas là, pour tenter de savoir ce qu’elle a mérité de plus que lui, ce qu’elle a eu en échange d’une enfance brisée, d’être cloisonnée dans une cage dorée, d’être privée de ses droits. Elle espère au moins qu’il est satisfait de ce qu’il voit, que cela dépasse ses espérances, même les plus folles. Mais elle voudrait échanger de places, qu’il ne la voit pas comme une pauvre princesse pourrie gâtée. Parce que ça n’est pas ce qu’elle est.
« Vous avez illuminé une nuit bien noire. » Elle rougit. Eshmé rougit parce qu’elle comprend au fond d’elle qu’il ne ment pas, pour la première fois de la soirée. Elle voudrait s’excuser, lui dire combien elle n’a jamais voulu tout ça, qu’elle aurait voulu le connaître, avoir ce frère tant espérer. Mais on les a privé tous les deux de cette chance, pour quelques gallions, pour quelques richesses éphémères. Pour quelques espoirs interdits, quelques gloires ternies depuis des années, des décennies. Mais elle en a fait une promesse, à sa défunte mère, d’attendre le moment. Dante doit s’affranchir seul des carcans qu’on lui a imposés, comme ce fut son cas à elle aussi. « Vous semblez connaisseur, très cher Munin. Vous aimez le violoncelle ? C’est pour mon mari que je jouais au début. Vous calmez la bête qui se trouvait en lui et qui le dévorait chaque nuit. Mes plus belles berceuses lui sont dédiées. » Sa tête et ses yeux fixent Cillian, au loin. Elle le dévore presque, connaissant le miracle que ça a été de le rencontrer. Trouver sa tendre moitié dans un monde aussi pernicieux avait été une bénédiction. Elle tente de lui expliquer, de le lui faire comprendre. De manière très douce et très simple, même si elle sait que rien ne peut pardonner l’affront qu’elle a lui fait contre son gré. « Et vous, que faites-vous dans la vie ? Je suppose qu’un grand homme comme vous fait de grandes choses. Du moins, j’ose l’espérer pour vous ! » Elle rit de nouveau, comme pour lui montrer qu’elle sait, qu’elle sait qui il est mais qu’elle ne lui dira pas ce qu’il attend d’elle. Elle n’en a pas le droit, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’eux, ni du reste. Juste de leur avenir. Ce pourquoi ils ont été mis au monde, engendrés comme des monstres que l’on aurait façonnés à l’image d’un monde sale et putride. « Allons prendre l’air. Vous semblez… suffoquer. » Elle passe son bras sous le sien pour l’entraîner dehors, sur l’une des terrasses. Elle se détache dès qu’elle le peut, tellement le contact avec lui, lui est insupportable, douloureux. Comme si des milliers de particules en flammes lui brûlaient l’épiderme, s’infiltrant dans son sang pour calciner ses organes. « La nuit est calme et claire. Pas un seul nuage à l’horizon. Je ne sais pas comment vous avez réussi, mais je dois dire que vous êtes très bon dans ce que vous faites. Il y avait d’autres moyens pour m’atteindre. » Elle se met face à lui, lui touche le visage, ses yeux plongeant dans les siens. Oui, ce même vert que le sien, aussi flamboyant et déterminé. Elle redessine ses traits, un à un. Eshmé veut savoir qui il est vraiment, qu’elle est ce visage qu’il cache, dont il a si honte. « Tu n’as pas à avoir peur de moi. Ce n’est pas moi qui t’aies abandonné. » Pas volontairement, sans m’être battue pour toi, ils n’ont pas voulu, tu sais, ils n’ont jamais voulu que l’on se voit. Mais les mots se meurent au fond de sa gorge, acides et brûlants. Ils se meurent et de nouveau, elle se tait. |
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| ❝ Song of the caged bird ❞Dante A. Ehrensvärd & A-J. Eshmé Sternberg[Soundtrack] Un rire enfantin. Il avait l’impression de se voir lui-même alors qu’il tentait de ne pas réagir aux attaques tant physiques que verbales de son père. Elle le dégoûtait. Elle était pathétique. Rien de plus qu’une petite idiote, baignée dans la lumière et le confort alors qu’il avait dû vivre dans les ténèbres et la rigueur. Il n’avait jamais eu de matelas bien confortable sur lequel dormir, pas de couette épaisse quand il se roulait en boule dans un coin de rue qu’il pensait un peu moins venteux durant l’hiver. Avait-elle déjà dormi dehors en Suède, alors que la neige tombait ? Non, certainement pas. Elle ne connaissait rien de lui, rien de sa vie. Précieuse petite protégée, à l’abri du monde et de sa perfidie. Sa main se tendit. Il se crispa, l’échine rigide, prêt à se reculer brutalement pour éviter tout contact superflu. Elle n’avait pas à le toucher. Elle n’avait pas le droit. Pas elle. Pas alors que son geste risquerait de lui rappeler ceux de sa mère, éternelle silencieuse dans sa souffrance. Une souffrance qu’elle lui remémorerait aussi, dans cette caresse qui brûlerait assurément sa peau. La caresse d’une mère qui n’était jamais intervenue. Les coups d’un père qui ne savait pas quoi faire de son fils… ou plutôt si. Mais un éternel insatisfait. Il avait fait de son mieux pourtant. Pouvait-on demander à un enfant tant d’horreur, de don de soi, de rigueur… alors qu’il n’aurait voulu que profiter de sa jeunesse. Aller apprendre la magie, comme tous les autres. Mais non. Elle en avait eu le droit. Pas lui. La petite protégée. La petite poupée à l’enfance dorée. A la vie parfaite. Elle le scrutait, comme si elle arrivait à lire quelque chose sur son visage. Il n’avait pas changé, n’est-ce pas ? Il abordait toujours les traits de cet autre ? Celui dont il avait volé la place ? Il ne savait même plus. La rage combattait le besoin de concentration. Il ne savait plus si son masque était encore bien en place ou s’il avait dégouliné de son visage pour laisser apparaître sa véritable apparence. Quelle était-elle ? A quoi ressemblait-il, en vrai ? Il n’avait jamais eu l’occasion de contempler à outrance les miroirs quand il était petit. Il ne se souvenait plus. Lui ressemblait-il ? Avait-il les mêmes traits délicats, les yeux vairons, les lèvres pleines et doucement rosées ? Ou avait-il hérité de l’allure bourrue de leur paternel ? Il ne savait pas bien ce qu’il espérait. Il était content d’être différent, d’avoir la possibilité de ne pas lui ressembler. De changer de peau. De s’éloigner d’elle autant qu’il le pouvait. En même temps, il avait envie de fondre son corps dans le sien, pour tenter de toucher un peu la perfection qu’elle avait vécu pendant que lui se noyait dans la misère. Le rouge sur ses joues. Il avait envie de la gifler. De la jeter à terre et de la tirer par les cheveux pour montrer que cette parfaite petite musicienne n’était pas meilleure que lui. Il n’avait rien à lui envier. Il était meilleur qu’elle. Il avait su survivre dans un monde où elle aurait crevé la bouche et les cuisses ouvertes. Laminée par l’immondice. Elle était trop faible. Misérable. Inutile. Tout juste bonne à distraire les sorciers. Sa mâchoire se crispa. Il retint un mouvement de recul à ses propres pensées. Qu’était-il, lui-même ? Rien de plus qu’un saltimbanque, une distraction pour les grandes dames qui l’attiraient dans son lit. Une nouvelle vague de nausée menaça de l’envahir : ils se ressemblaient bien plus qu’il n’avait envie de l’avouer. — Vous semblez connaisseur, très cher Munin. Vous aimez le violoncelle ? C’est pour mon mari que je jouais au début. Vous calmez la bête qui se trouvait en lui et qui le dévorait chaque nuit. Mes plus belles berceuses lui sont dédiées. — Se foutait-elle de sa tronche ? Il scruta ses prunelles mais elle avait l’air aussi sincère que possible. Venait-elle de lui avouer que son mari était un loup-garou ? Comme ça ? Il plissa des yeux. Il ne savait guère si sa condition était connue de tous ou pas, mais même si c’était le cas… Etait-ce le genre de choses qu’on déballait à un parfait inconnu ? Ou cherchait-elle à lui faire peur ? A le mettre en garde ? Avait-elle senti sa rage ? Et, dans un souci de le tenir en laisse, elle lui avouait la dangerosité de son mari ? Ou alors de l’enfoncer encore un peu plus dans la vie décrépite. Oh oui, elle avait un parfait petit mari qui l’aimait et qui l’inspirait pour sa musique. La sienne à lui, de musique, était aussi crue que son âme, aussi mélancolique et violente que son cœur meurtri et les cicatrices zébrant son corps. — J’aime beaucoup les instruments à corde, bien que je maîtrise plus la guitare que le violoncelle. — lâcha-t-il finalement. Une autre vérité dans le flot de mensonges qui sortait de sa bouche, qui suintait de ses pores. Il devait sortir, prendre l’air. La gifler, la priver de cet oxygène qu’elle lui dérobait à chaque inspiration. — Et vous, que faites-vous dans la vie ? Je suppose qu’un grand homme comme vous fait de grandes choses. Du moins, j’ose l’espérer pour vous ! — Etait-ce encore une question piège ? Une façon de se moquer de lui ? De le tourner en ridicule ? Il n’était qu’un bouffon à peine utile pour amuser la galerie, de toute façon, n’est-ce pas ? Un moins que rien tout juste bon à faire rire les bonnes gens. Oh, oui, elle rit. Ses doigts se crispèrent, se resserrèrent, comme pour former un poing avant qu’il ne les détende. Il eut un sourire affable. — Rien d’aussi grandiose que vous, Eshmé. Rien qui puisse mettre autant de joie et d’émotion dans le cœur d’un homme. Ou d’une femme. — lâcha-t-il, un brin acide. — Allons prendre l’air. Vous semblez… suffoquer. — Son bras sous le sien. Il manqua de succomber à l’élan de bile au fond de sa gorge. Elle le touchait. Il avait envie de se dégager, de la repousser dans sa foule d’admirateur. S’il avait su que cette petite sauterie avait été organisée pour elle, il ne serait jamais venu. Vraiment ? Qui trompait-il ? Il devait arrêter de se voiler la face. Il la cherchait depuis qu’il avait quitté la Suède. L’air sur la terrasse lui fit du bien pourtant. Il se détacha d’elle aussi vite qu’elle le fit, pour aller s’accouder au balcon. Il inspira une grande goulée d’air frais comme un noyé venant de sortir de l’eau. La bile lui brûlait le fond de la gorge, tout l’œsophage, mais il ne vomit pas, toussa tout au plus. — La nuit est calme et claire. Pas un seul nuage à l’horizon. Je ne sais pas comment vous avez réussi, mais je dois dire que vous êtes très bon dans ce que vous faites. Il y avait d’autres moyens pour m’atteindre. — Il se redressa légèrement et elle s’approcha. Il voulait reculer. Comme s’il avait peur d’elle. Non, il n’avait pas peur. Pas d’elle. Jamais. Tout son corps se tendit alors qu’elle posa sa main sur son visage. Ses doigts sur ses traits, comme si elle voulait effacer le masque qu’il portait. Il voulait fuir cette exploration. Vomir par-dessus le balcon. — Tu n’as pas à avoir peur de moi. Ce n’est pas moi qui t’aies abandonné. — Cette fois-ci, il arriva à rompre son immobilité, juste assez pour s’écarter d’elle et envoyer sa paume contre sa joue. Aucune douleur n’irradia dans sa paume. — Ne t’avises pas de prétendre savoir ce que je ressens ! Tu ne sais rien de moi ! — Ses doigts picotaient pourtant, de cette envie de se nouer autour de sa gorge. Alors il avance, menaçant, vers elle, les poings serrés. Il voudrait marquer son corps de la même façon que son père l’a fait avec lui. Qu’elle sache, qu’elle comprenne. — Ne me touche plus. Jamais. Espèce de skosnöre. — Insulte tant entendue, au moins une fois par jour. Acide sur sa langue, amère sur ses lèvres. Il la força à reculer, son corps empiétant sur son espace vital, jusqu’à la bloquer contre le mur. Sa main se leva, ses longs doigts dépliés comme les branches décharnées d’un arbre en plein hiver, grattant sur la fenêtre pour faire trembler les enfants, et se glissa contre sa gorge délicate. |
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« Ne me touche plus. Jamais. Espèce de skosnöre. » Et l’insulte tombe ; elle lui incombe d’une haine qu’elle ne connait pas, qu’elle ne saisit pas. Eshmé se laisse couler, elle se laisse échouer par les fracas d’un océan omnipotent. Elle le reconnait ce surnom, synonyme d’un sermon aussi vieux que le premier souvenir qu’elle garde de ses parents, les vrais. Alors il s’agissait bien de lui, ce frère dont elle ignorait l’existence, dont l’appel se faisait à travers les chimères et derrière les barrières d’un esprit à la dérive, d’une enfant trop chétive. Elle avait lutté, contre sa mémoire pour ne pas avoir à se remémorer ses instants volés dont on l’avait dépossédé. Oserait-Elle lui dire que leur pauvre mère était venue la voir, quelques fois ? Que leur père venait simplement réclamer son pesant de gallions pour l’avoir offerte en pâture à des étrangers ? Ouvrirait-elle la bouche pour se défendre, là, tout de suite, alors que sa misérable vie en dépendait ? Non, elle ne broncherait pas, elle ne lui donnerait pas ce plaisir. Même si elle le voulait, il ne comprendrait pas, elle le savait au fond d’elle. « Je vois que tu n’es pas si différent de lui. » Qu’elle lâche pour le faire réagir, pour qu’il comprenne le sous-entendu à peine voilée, qui défile en catimini entre eux. C’est comme un filigrane de la vie qu’ils ont eu, séparés l’un de l’autre, pourtant si proche, si semblables. Il ne peut pas nier cette ressemblance, cette impression de moisissure qui court sur sa peau et qui le ronge, comme un poison incurable. « Tu n’es pas le seul à avoir souffert par leur faute. Désolée de t’apprendre que la vie que j’ai aujourd’hui te semble si écœurante parce que tu espérais la mériter. » C’en est trop pour elle, ce regard de dégoût et de mépris qu’elle n’a pas demandé, ce malaise et cette haine incommensurable. Non, il ne devait pas lui en vouloir alors qu’elle n’a rien fait pour désirer cette vie, ces mensonges, ces doutes. Être vendue comme une vulgaire poupée à des inconnus, dans une cage dorée, incassable, impénétrable. Il n’en avait pas le droit. Elle se le refusait. « Ils m’ont offert un cadeau empoisonné. C’est tout ce qu’ils savent faire tu sais. Détruire nos vies, anéantir notre existence. Je te plains. Je te plains d’avoir été obligé de le supporter. Tu ne dois pas les laisser piétiner ce qu’il y a de bon en toi. » Et dans sa tête défilait les bribes de son adolescence, ce combat que Cillian avait mené pour le lui faire comprendre. Cet amour qu’il lui offrait sur un plateau d’argent alors qu’elle n’en saisissait pas le sens. Le dur parcours de ce vide dans son myocarde parce qu’elle était loin de ce frère dont l’existence avait été cachée à ses yeux et à son âme de petite fille. Mais maintenant, elle comprenait, elle savait pourquoi elle et pas lui. Pourquoi avait-il fallu qu’elle passe par le baptême de la douleur silencieuse, pourtant toujours aussi omniprésente. Il était instable et sûrement qu’il aurait tout gâché à sa place. Eshmé était bien plus forte, plus prompt à s’élever dans un milieu hostile, inconnu, pour s’y adapter. Parce que c’était une fille. Manipulatrice et venimeuse. Vipère cruelle aux yeux de biche.
« Je suppose qu’ils sont morts si tu t’es donné tant de mal pour venir me trouver. Nous nous sommes pourtant déjà croisés lorsque nous étions enfants. Et je sais que tu t’en souviens, Dante. » Le prénom tomba comme une pierre dans son estomac. Elle admettait enfin qu’il était là, qu’il existait, qu’il n’était pas qu’un rêve d’enfant. Ce n’était pas avec les coups qu’elle avait gagné sa vie, mais avec Cillian à ses côtés. C’était sans doute niais et dépourvu de lucidité, mais c’était une force qu’elle n’avait jamais rejeté. Une force dont elle avait fini par en faire une force. Et elle plaignait son frère. Elle le plaignait d’avoir été seul, face à eux, face à ses monstres sous son lit et n’avoir qu’à pleurer pour se défendre. Eshmé le plaignait d’avoir subi la douloureuse déchéance qu’incombait le rôle de garçon dans une famille dépourvue d’humanité. « Tu peux m’en vouloir autant que tu le souhaites, si cela peut te soulager. Mais tu dois savoir que, comme toi, je n’ai pas demandé à n’être qu’une vulgaire poupée fade en société. Tu ne dois pas t’en vouloir à toi-même, tu n’y es pour rien. Tu n’es pas responsable de ce qu’ils t’ont fait. Ils l’ont fait parce qu’ils n’étaient rien d’autre que des êtres avides et cupides de cette reconnaissance perdue. » Ses mots tombent dans l’oreille d’un sourd, même si elle espérait qu’il l’écouterait. Non pas pour épargner sa vie, mais au moins qu’il sache la vérité. Cette vérité blafarde qu’on leur a caché, qu’on a omis de leur raconter, pensant les protéger. Protéger de ce nom souillé par la décadence et la luxure ; de ce nom brûlé par les ambitions ratés. Les protéger l’un de l’autre, pour empêcher sans doute que la jalousie ne s’immisce entre eux. Mais ils avaient échoué, même avec ça. Même avec les miasmes d’espoir qui leur restaient, les morceaux de leur vie qu’ils auraient pu recoller. Tout était définitivement mort, détruit, anéanti. Et ils n’étaient plus que deux êtres brisés. Deux enfants perdus face aux regards des plus grands. « Je suis… je suis désolée. Pour tout. » Pour tout ce que j’ai raté, pour tout ce que j’ai oublié, pour tout ce que je n’ai pas fait, pour tout ce que j’aurais dû faire, pour tout ce que tu croyais. Une main vint se poser sur l’épaule de son frère, avec pudeur et timidité. Elle ne sait pas comment s’y prendre, alors elle essaie. Alors, elle tente péniblement de rattraper ce qui peut leur rester à rafistoler. Comme deux pantins dont les fils ont été coupés. Elle y croit au fond d’elle. Elle croit que c’est possible. Naïvement. Parce que Cillian y avait cru avec elle et que personne n’a cru pour lui encore. |
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| ❝ Song of the caged bird ❞Dante A. Ehrensvärd & A-J. Eshmé Sternberg[Soundtrack] - Je vois que tu n’es pas si différent de lui. – Dante cilla. Il ne voulait pas ressembler à son père, si c’était bien de lui qu’elle parlait. Il ne voulait pas être comme lui. Il ne l’était pas. Hors de question. Jamais. Sa paume contre sa peau de porcelaine trembla. Il n’était pas son père. Il n’était pas un ivrogne qui battait son enfant. Il ne buvait pas. Il ne frappait pas les enfants. Jamais. Il n’était pas comme lui. L’arc de sa mâchoire se tendit. Il ne voulait pas lui ressembler. Mais peut-être que ce venin brûlant s’était insinué dans ses veines, seule défense qu’il avait eue pendant des années pour affronter le monde. Ce masque qu’il avait glissé sur son visage, changeant à chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde. Une éternelle personnalité mouvante. Il ne savait plus. Il ne savait plus qui il était vraiment. Etait-il lui ? Ou un mélange de tous ceux dont il avait volé l’identité ? Il ne savait plus. Il papillonna des paupières un instant, seule marque de son trouble causé par les paroles assénées. Il ne savait plus. Dans sa spirale infernale avait-il un jour revêtis les atours de son père pour échapper à ce terrible quotidien dans lequel il s’était plongé jusqu’au cou en Suède ? Cette apparence désagréable, piteuse et répugnante pour éviter de se faire attraper dans les filets d’une galante ? Il avait envie de vomir. La nausée l’étourdissait mais il ne parvenait pas à s’éloigner de sa sœur. - Tu n’es pas le seul à avoir souffert par leur faute. Désolée de t’apprendre que la vie que j’ai aujourd’hui te semble si écœurante parce que tu espérais la mériter. – Ses prunelles lancèrent des éclairs. Que connaissait-elle de la souffrance ? Dans sa petite vie si douce, peuplée d’or et de paillettes, de gens qui l’applaudissaient à s’en faire mal aux mains, d’un mari qui l’aimait. Elle avait tout. Il n’avait rien. Ses doigts se crispèrent sur sa gorge. - Que connais-tu de la souffrance ? L’as-tu endurée, encore et encore, tous les jours un peu plus, un peu plus fort, jusqu’à celui où plus rien… – Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge. Il ne ressentait plus rien. Rien du tout. Il n’avait jamais mal. Mais s’il n’avait jamais mal… est-ce que ça voulait dire qu’il n’était pas vraiment vivant ? Il eut un rire désabusé. Non, il ne faisait que survivre. Il ne vivait pas. L’avait-il un jour fait ? Avait-il pu un jour goûter à l’innocence de l’enfance, à l’euphorie de l’adolescence ? Non. Jamais. Jamais. Jamais. - Ils m’ont offert un cadeau empoisonné. C’est tout ce qu’ils savent faire tu sais. Détruire nos vies, anéantir notre existence. Je te plains. Je te plains d’avoir été obligé de le supporter. Tu ne dois pas les laisser piétiner ce qu’il y a de bon en toi. – Il resserra un peu ses doigts autour de son cou, appuya dessus pour que l’arrière du crâne d’Eshmé heurte le mur dans son dos. - Tais-toi ! – tonna-t-il, sans se soucier qu’on puisse ou pas l’entendre à l’intérieur. - Tu ne sais rien de moi ! Rien du tout. Comment le pourrais-tu ?! – Il lui lança un regard dégoulinant de haine, de dégoût, de pitié. Il la secoua encore de cette prise sur sa gorge. Il voulait tellement lui faire mal. Lui faire payer tout ce confort dont elle avait bénéficié et pas lui. De quel droit avait-elle pu profiter d’une vie dorée alors qu’il avait dû grandir dans la misère et la fange ? - Je suppose qu’ils sont morts si tu t’es donné tant de mal pour venir me trouver. Nous nous sommes pourtant déjà croisés lorsque nous étions enfants. Et je sais que tu t’en souviens, Dante. – Tu n’as pas le droit ! – Le droit de quoi ? Il n’en savait rien. De dire son prénom ? Peut-être. Sa main se détacha de sa gorge, se serra en un poing mais ce fut une gifle qui heurta la joue de sa sœur. Elle claqua dans la pénombre de la nuit, à peine étouffée par le brouhaha du banquet juste à côté. Il ne sentit pas la douleur contre sa paume. Rien du tout. Comme d’habitude. Mais pas tout à fait. Une brûlure cuisante irradiait sa joue, miroir ironique du coup qu’il venait de porter. Quelque chose dans ses entrailles papillonna. Douleur. Plaisir. Extase. Rage. Il ne savait plus. Etait-ce son coup sur elle qui lui avait fait mal à lui ? Il ne comprenait plus rien. Une petite voix, perfide, chuchotait à son âme et à son cœur. Encore…- Tu peux m’en vouloir autant que tu le souhaites, si cela peut te soulager. Mais tu dois savoir que, comme toi, je n’ai pas demandé à n’être qu’une vulgaire poupée fade en société. Tu ne dois pas t’en vouloir à toi-même, tu n’y es pour rien. Tu n’es pas responsable de ce qu’ils t’ont fait. Ils l’ont fait parce qu’ils n’étaient rien d’autre que des êtres avides et cupides de cette reconnaissance perdue. – reprit-elle, inlassable dans son discours. Encore…! - Assez ! – hurla-t-il tant à la voix dans sa tête qu’à Eshmé. Sa main le démangeait pourtant de réitérer son geste. Il voulait s’arracher les cheveux, se détourner de cette vipère qui voulait le manipuler avec ses mots, lui faire croire qu’elle était une pauvre innocente qui n’avait jamais voulu de cette vie confortable et parfaite, qu’elle avait été une victime de leurs parents, tout comme lui. Mais il savait que s’arracher les cheveux ne servait à rien. Pas s’il ne pouvait pas ressentir la douleur qui en résultait. N’était-ce pas pour cette raison que le commun des mortels le faisait ? Se servir de la douleur pour se distraire d’autre chose ? Mais il avait peut-être une autre façon de… Son regard à moitié fou se reposa sur elle. Il s’avança vers elle, noua à nouveau ses phalanges autour de sa gorge, la plaquant contre le mur. Serrer. Serrer jusqu’à se sentir soi-même privé d’oxygène. Quelle ironie. Lui qui pensait qu’elle lui volait l’air qu’il avait le droit de respirer, la priver de ce dernier aurait le même effet sur lui. - Je suis… je suis désolée. Pour tout. – Ses prunelles folles s’accrochèrent aux siennes. Folie, envie, ténèbres. Il sombrait au fond du gouffre, goûtant cette douleur qu’il ressentait à travers elle comme le plus doux des nectars… comme le plus capiteux des vins qu’il aurait pu goûter dans ces mondanités où il s’invitait sans carton d’invitation. Elle posa une main sur son épaule, mais pourtant pas pour le repousser. Serrant toujours un peu plus, savourant cette brûlure sourde dans ses propres tissus, Dante se pencha en avant pour effleurer son oreille de son souffle. - Tu… ne sais rien… Tu… ne comprends rien… – Comment pourrait-elle…? Comment pouvait-elle simplement imaginer ce qu’il endurait ? Ce qu’il ne pouvait pas ressentir ? Elle ne savait rien. Il poussa un soupir étrange, presque soulagé, satisfait et béat, face à cette douleur qu’il ressentait enfin. Il posa son front contre le sien et ses prunelles se firent plus dures, emplies d’une sombre détermination et d’une rage bien plus calme, plus effrayante. - Je… ne veux pas de tes… excuses. – Un sourire fleurit avec une lenteur intolérable sur ses lèvres, les étirant dans un rictus horrible, entre deux tentatives de trouver l’air dont il privait leurs poumons. - Je… veux juste ta… douleur… – |
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| Elle s’est engluée dans un profond déni durant toutes ces années. Elle connaissait son existence, de ce frère, de cette moitié, de ce manque, de ce vide. Elle n’y songeait tout simplement pas. Elle, petite princesse dans sa tour d’ivoire, elle ne voulait tout simplement pas y croire. Alors, elle a enseveli la vérité, sale et pernicieuse. Parce que leur mère le lui avait demandé. Les paroles d’une mère sont plus sincères que celles d’un père, mais pourtant, Eshmé avait voulu le voir, l’observer, pour détailler ces traits si semblables aux siens. Il est le reflet de son faciès, sur bien des points. Et elle ne peut nier que parfois, sa présence lui manque ; elle lui arrache le cœur comme peu ressente des émotions. Et elle a lutté, contre l’absence. Elle a lutté, contre la solitude, alors que mentalement, tous deux se rejoignaient, dans un paradis éphémères, que seul deux enfants à l’esprit farouche et désordonné pouvaient créer. « Que connais-tu de la souffrance ? L’as-tu endurée, encore et encore, tous les jours un peu plus, un peu plus fort, jusqu’à celui ou plus rien… —— Oui, je la connais. Mais la mienne est silencieuse, taciturne. Elle est moins blafarde que la tienne, elle se joue dans mon esprit, elle me tiraille entre deux extrêmes opposés. La mienne ne se reflète pas sur ma peau, encore moins dans mes mots. Mais elle est là, tu sais. Je peux comprendre. Laisse-moi juste te le montrer. —— Tais-toi ! —— Pourquoi ? Parce que comme moi, tu sais que j’ai raison ? Parce que comme moi, tu sais ce qu’il en est ? —— Tu ne sais rien de moi ! Rien du tout. Comment le pourrais-tu ?! —— Pourtant, j’ai toujours été là, tapis dans l’ombre, mais j’ai été là. Pour toi. Nous nous sommes vus, nous nous sommes croisés. Nous avons ri, de manière insouciante. Maman n’a jamais voulu nous séparer. Elle ne voulait pas nous priver l’un de l’autre, elle a juste écouté papa. —— Tu n’as pas le droit ! —— Si, je l’ai ! Je l’ai parce que je sais ce que tu ignores, parce que j’ose te dire ce qu’ils ne t’ont jamais dit, parce que tu penses que je suis la méchante, alors que c’est eux les monstres. Eux qui nous ont séparé pour leurs propres ambitions. Ce n’est pas de notre faute. Ni toi, ni moi. —— Assez ! » Et elle la sent, la brûlure infâme d’une gifle, qui la scie sur place, qui la tétanise. Elle la sent tellement fort, que ses pensées se taisent et la laissent avec un profond silence, pesant et assourdissant. Eshmé sait que la bataille est vaine, si vaine, qu’elle ne peut pas lutter. Alors elle le laisse croire ce qu’il veut, ce qu’il pense savoir. Le mensonge est encore plus éhonté, sournois, car elle participe bien malgré elle à ce fardeau qu’elle n’a jamais voulu ; cette malédiction dont elle ne voulait pas.
« Tu… ne sais rien… Tu… ne comprends rien… —— Je comprends mieux que tu ne le penses. Je sais l’effet que ça fait l’abandon, l’absence de l’autre. —— Je… ne veux pas de tes… excuses… —— Alors qu’attends-tu de moi ? Que veux-tu que je te donne ? Ma vie, si futile, si dérisoire ? Qu’est-ce qui te comblerait dans ta colère et te soulagerait de mon bonheur ? Dis-moi ce que je peux faire pour toi. —— Je… veux juste ta… douleur… —— Alors prends-là. Je ne la connais pas, je ne la ressens pas. Prends-là autant de fois que tu le veux. Ne te retiens pas. Mais en échange… je veux voir ton vrai visage. Je veux voir tes yeux, celui que tu es vraiment. Je veux voir mon frère, mon jumeau, dans les yeux, au moment où il le fera. Je veux voir à quel point on se ressemble, voir nos traits si identiques, marquer par leur égoïsme et leur bêtise. Je veux te voir toi. C’est la seule chose que je te demanderais. » Elle le regarde, les yeux embuées de larmes, le souffle saccadé, comme si sa vie en dépend. Elle le dévisage, non pas comme un moins que rien, ni même comme une souillure, mais comme une grande déçue de son petit-frère. Pour une fois, elle le ressent, ce lien filial ; ce lien qui leur a si souvent manqué, pendant tant de temps. Elle tente de le lui faire comprendre, que même s’il lui arrache un soupir, un gémissement de douleur, rien ne vaudra cette culpabilité qui la ronge, de n’avoir rien fait, rien demander, rien n’exiger pour qu’ils restent ensembles. D’avoir échoué dans ce rôle qu’on lui incombait, de grande sœur. De ne pas avoir tenté de l’aider, quand l’occasion s’était présentée. La peur l’avait paralysée, sans qu’elle ne sache réellement pourquoi. Sans doute qu’elle ne voulait pas détruire cette chance qu’elle avait au côté de Cillian, d’avoir tant pris sur elle pour ne pas tout saccager comme Dante le faisait avec sa propre vie. C’était une chance unique, une relation faite de concessions, de compromis, mais qui arrive à trouver un équilibre. Dante ne connaissait pas ce plaisir et elle le sentait. Elle savait qu’il n’avait pas eu le courage de se donner les moyens de trouver son âme-sœur au détriment de sa propre folie. Comment pouvait-il en être autrement ? « Tu sais… plusieurs fois on s’est vus quand on était petits. Plusieurs fois, on a joué ensembles. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient osé t’effacer la mémoire pour te le faire oublier. Je n’ai jamais voulu qu’il t’enlève à moi… mais nous étions leurs pantins. Si chétifs, si inoffensifs. Réjouis-toi de leurs morts. C’est le plus beau cadeau qu’ils aient pu te faire depuis que tu es né. » Difficilement, elle se relève. Princesse disgracieuse, déchue de son trône par la bourrasque d’un passé qui la consume depuis trop d’années. S’il veut la tuer, elle le laisserait faire. S’il veut la blesser, elle ne riposterait pas. Parce qu’après tout, elle l’avait mérité. Elle, la reine de pacotilles, souveraine d’un royaume invisible. - Spoiler:
J'ne sais pas quoi te dire, j'ai eu l'inspi ce matin en cours de com' et voilà... c'est très étrange si quelque chose ne va pas, tu sais où me trouver
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| ❝ Song of the caged bird ❞Dante A. Ehrensvärd & A-J. Eshmé Sternberg[Soundtrack] Ses mains autour de sa gorge. Elle n’avait pas l’air de s’en offusquer. Manquait-elle seulement d’air alors que lui-même suffoquait déjà de la brûlure de son larynx ? Quelle exquise douleur ressentait-il enfin. Il en voulait plus. Cette délivrance inattendue. Il voulait cette douleur qu’il lui infligeait. Cette douleur qu’il s’infligeait par son biais. Il voulait la voir meurtrie, couverte de bleus et de coupures, pour seulement percevoir la souffrance qui les accompagnait. Celle qu’on lui refusait depuis des années. Il voulait tellement… sentir l’éclair aveuglant de la torture d’un nez brisé, plutôt que de se contenter de rire du bruit odieux. Combien de fois avait-il été cassé, fracturé, coupé, meurtri sans qu’il n’en ai cure, ne ressentant rien ? Comment pouvait-on simplement vivre quand on ne ressentait pas la douleur ? Comme pouvait-on seulement avoir peur quand la souffrance nous échappait ? On aurait pu le battre, le torturer, à quoi bon ? Il ne ressentait rien. Il n’avait pas peur de souffrir, comme il ne ressentait pas le mal s’ancrer et s’encrer dans sa peau. Ils auraient pu le tuer, dans cette vaine quête de lui sortir quelqu’aveu, de le faire hurler plutôt que d’entendre son rire dément. Avait-il été un jour attaché sur la chaise de la torture ? Il ne savait même plus. Il ne savait plus rien. Souvenirs mélangés. Mémoire effacée. — Alors prends-là. Je ne la connais pas, je ne la ressens pas. Prends-là autant de fois que tu le veux. Ne te retiens pas. Mais en échange… je veux voir ton vrai visage. Je veux voir tes yeux, celui que tu es vraiment. Je veux voir mon frère, mon jumeau, dans les yeux, au moment où il le fera. Je veux voir à quel point on se ressemble, voir nos traits si identiques, marquer par leur égoïsme et leur bêtise. Je veux te voir toi. C’est la seule chose que je te demanderais. — Il cilla aux mots de sa sœur. Sa main sur sa gorge eut un sursaut, s’en détachant légèrement. L’air se glissant dans ses poumons avec force lui fit presque aussi mal que la privation. Douce douleur, doucereux plaisir. Il poussa un soupir presque obscène de satisfaction. Pourtant, les paroles d’Eshmé le perturbaient. Venait-elle de dire qu’elle ne ressentait pas la douleur ? Qu’elle ne la connaissait pas ? Etait-ce une fable, un mensonge, pour l’amadouer ? Il voyait les larmes dans ses yeux, la déception dans ses prunelles. Sa main se détacha totalement de sa peau de porcelaine. Pouvait-il la briser comme une poupée en la projetant contre un mur ? Il voulait la voir briser. Non. Il voulait sentir cette douleur jusque dans ses propres os. Il n’avait cure de la torturer. Vraiment ? Si. Il voulait sa vie, se venger du destin infâme. De cette trahison infligée par la moitié de son être, de son sang, de son âme. Il voulait gorger son cœur glacé de sa vie confortable et de l’or qui coulait dans sa gorge. Mais s’il la raillait de ce monde, n’en ferait-il pas autant pour sa personne ? Il eut un frisson, recula d’un pas. Un frisson d’anticipation, d’exaltation. Cette douleur si savoureuse qui ébranlait son corps. Il recula encore, sans se soucier qu’elle s’échoue au sol après son étreinte presque létale. Ses mains s’accrochèrent, dissimulèrent, sa propre face, ce masque qu’il portait éternellement. Si bien qu’il ne savait plus. Il ne savait plus à quoi il ressemblait. — Non. Non non non non non non. — Seule l’interjection semblait vouloir sortir d’entre ses lèvres. Etaient-elles ses lèvres ? Ou celles d’un autre ? Son visage, son corps, changeaient-ils face à la présence de celle qu’il avait tant cherchée depuis qu’il était au courant de son existence ? Non. Il ne pouvait pas l’accepter. Elle le rendait faible. Mais fort dans sa douleur. Il écarta légèrement les doigts de devant son visage, pour pouvoir la regarder en biais. Ses ongles râpèrent légèrement la peau de son front, mais il ne sentit aucune douleur. Tout juste sa peau se fendre à peine. Mais aucune douleur n’accompagnait cette perception. Ses lèvres remuaient sans qu’aucun son n’en sortît, prononçant pourtant cette éternelle négation. Il ne savait plus. Ce visage qu’il portait quand il n’avait pas besoin de se changer, était-il réellement le sien ? Ou un mélange hétéroclite de ceux qu’il avait déjà portés, croyant que c’était celui qui lui appartenait depuis la naissance ? Il ne savait plus. Il était perdu. Pourrait-il se retrouver dans les traits de sa jumelle ? S’étaient-ils un jour tellement ressemblés qu’il pourrait se servir de son visage comme modèle ? Il avait envie de vomir. Il avait envie de souffrir. Il voulait la torture dans sa chair. Il ne voulait plus l’approcher. La repousser. L’attirer. L’enlacer. La faire souffrir. Il ne savait plus. Tout se mélangeait dans sa tête. Il referma les doigts devant ses prunelles folles. — Non. Non non non non. — Non quoi ? Que refuses-tu ? Que lui refuses-tu ? Que te refuses-tu ? — Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas. — Borborygme murmuré pour ses seules oreilles. Ou hurlement porté à la nuit ? Dissimulé du peuple par le brouhaha et la musique qui occupaient l’intérieur du bâtiment ? — Tu sais… plusieurs fois on s’est vus quand on était petits. Plusieurs fois, on a joué ensembles. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient osé t’effacer la mémoire pour te le faire oublier. Je n’ai jamais voulu qu’il t’enlève à moi… mais nous étions leurs pantins. Si chétifs, si inoffensifs. Réjouis-toi de leurs morts. C’est le plus beau cadeau qu’ils aient pu te faire depuis que tu es né. — Non ! — Non quoi ? Précise le fond de ta pensée, par Merlin ! — Ce n’est pas vrai ! — Quoi donc ? Ses mensonges. Ses mensonges éhontés. — La mort est un cadeau. — Sa voix bien plus douce et presque paisible, face à l’éclat d’une seconde plus tôt. Il refusait pourtant de lui faire face. Il ne pouvait pas. La mort est un cadeau. La mort était-elle son cadeau ? Celle qui arrangerait tout ? Mais quelle mort ? La sienne ? Celle de sa sœur ? Trop… trop… trop de choses dans sa tête. Il se laissa tomber sur la pierre du balcon alors que sa jumelle se relevait. Etrange miroir déformant. — Je n’y arrive plus. C’est trop dur… — Aucune souffrance pourtant. Rien qu’un vide, plus criard encore maintenant qu’il avait senti la douleur irradier ses veines, empoisonner son sang. Il en voulait encore. Ou voulait-il se terrer dans cette impossibilité, cette incapacité à ressentir ? Tout était plus simple quand on ne ressentait rien. Pas d’état d’âme. Pas de douleur. Pas d’émoi et de déception. Pas de faux espoirs. Toujours au sol, il se recroquevilla contre le bord du balcon. Les mains, les bras, protégeant son visage. — Non, arrête, s’il te plait. Pas encore. — Où était-il parti dans les méandres de ses pensées, de ses souvenirs. Loin, là où, la dernière fois, il avait ressenti la douleur dans sa chair. Les coups de son père. Le silence de sa mère. - Spoiler:
Je me suis laissée aller aussi sorry
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| song of the caged bird Oh, got no reason, got not shame, Got no family I can blame, Just don't let me disappear
Elle n’avait pas peur. Elle ne silla pas, pas d’un cil. Car elle ne le craignait pas. Il aurait pu lui briser le bras, le poignet, la mâchoire… Elle ne broncherait certainement pas. Soumise ? Non. Apeurée ? Non plus. C’est à peine si elle apercevait la douleur ; un frémissement de terreur face à l’agonie qui précède l’acte. Alors elle attend. Elle attend qu’il l’achève. Car c’est ce qu’il souhaite non ? Tous ses pores en transpirent, dégoulinent de cette domination malsaine qu’il veut lui arracher. L’entendre hurler pour un semblant de vie, de sursaut, un palpitant qui respire. Alors elle l’aurait laissé, sans hésiter. « Non, arrête, s’il te plaît. Pas encore. » Et il s’était écarté, la laissant tomber, vulgairement. Et il s’était laissé sombrer, péniblement. Elle s’est relevée pourtant, sortant de sa torpeur, avec un cri dans son cœur qui lui disait de jouer les grandes sœurs. C’était étrange. C’était douloureux. C’était silencieux. Mais c’était là, au fond d’elle. Comme une soudaine impression brûlante qui la tiraillait, lourdement, s’échouant dans son estomac. Eshmé comprenait qu’il parlait de leur père, de ce monstre, de cette abomination, de ce lâche putride à l’haleine fétide. Elle se revoie l’observer avec ses yeux ronds de gamine chétive, haute comme trois pommes, ne faisant clairement pas le poids. Elle voit le sourire fané de sa mère, à ses côtés, taciturne, d’une beauté glacée, mais ternie par le temps et les colères acerbes. Ses traits ne sont plus que des instants ratés, volés et inespérés. Et elle discerne cette chevelure brune, ébouriffée, avec des reflets flamboyants au soleil. Ils se voient à peine, mais elle arrive à les distinguer quand il secoue sa tête. Ce souvenir a le don de lui arracher le myocarde, de lui faire rater des battements. Son souffle lui manque, elle voudrait ravaler cette culpabilité malaisée, mais elle n’y arriverait certainement pas. Les souvenirs effacés sont des moments à jamais oublier. N’est-ce pas ? Eshmé ne voudrait certainement pas se battre contre du vent, contre du vide, contre une main invisible dans cette pénombre. Mais elle le désire pourtant, si ardemment. « Dan… Dante… » Elle se rapprochait lentement, tendant sa main pour être certaine d’arriver jusqu’à lui sans qu’il ne puisse lui échapper. Elle le voyait comme une brise d’été impossible à saisir. Alors elle craignait qu’il disparaisse, lui aussi, comme elle a été radicalement enlevée de sa mémoire à lui. Et cette idée même l’effrayait. À tel point que c’était presque inconcevable qu’ils aient pu en arriver là. « Dan… Dante… » Qu’elle réitère encore une fois, tremblante. Son corps tout entier menaçait de la laisser tomber, s’affaisser comme un vulgaire château de sables. Il ne lui restait que quelques centimètres, quelques un, dont elle avait péniblement du mal à combler. Elle avançait, dans la pénombre, sale et pernicieuse. Et elle ne savait pas dans quoi elle mettait les pieds. « Dan… Dante… » Cette fois, elle était accroupie face à lui, passant ses doigts sous son menton pour l’aider à se relever, qu’il la regarde dans les yeux et qu’elle affronte son visage, cette ressemblance, cette itinérance qui leur est propre. Elle ne voyait dans son regard que le vide, le néant, l’absurdité. Pourtant, elle ne se décourageait pas. Non, elle voulait savoir à quoi il ressemblait. Pour garder cette image intacte, subtile dérive de leurs gènes si maudits. « Re… Regarde-moi. S’il… s’il te plait. » Fébrile, sa voix vacillait. Elle ne s’en sentait pas capable, ni le courage d’aller jusqu’au bout. Allez, Ginger, ça n’est pas maintenant qu’il faut que tu abandonnes, si près du but, si proche. La bile de salive dans sa gorge alla s’engloutir avec difficulté et elle l’observa, enfin. Ses doigts retraçaient chacun de ses traits, familiers, identiques. Rugueux aussi et elle pouvait y apercevoir que chacun d’eux racontait une histoire, un passé. Une douleur, une marque indélébile d’un instant fugace. « Je… Je… Je suis si désolée… » Elle se confondait en excuses, inutiles et futiles. Et elle aurait voulu avoir le courage de le lui montrer la vérité, celle qu’elle seule semblait connaître mais qu’elle avait promis de taire à sa pauvre mère. Dante devait s’en acquitter seul, c’était la seule façon pour qu’il avance, qu’il fasse abstraction de tout ce qu’il s’était passé. Elle… Eshmé, ne demeurait que le catalyseur. Une sorte de soupape de secours, comme un joker, s’il ne réussissait pas. Elle s’asseyait à côté de lui, passant son bras sur son épaule et penchant sa tête à lui pour qu’elle vienne se mourir sur sa poitrine. Elle lui avait enlevé son chapeau, ses fins doigts glissant dans sa chevelure épaisse. Eshmé fredonna une douce comptine, la seule qu’elle connaissait, celle que leur mère leur chantait quand ils étaient enfants. En suédois. La tempête qui faisait rage en eux ne pouvait être calmée, mais apaisée quelques secondes. Le temps que chacun retrouve sa place, que chacun sache ce qu’il devait faire. Mais pour une fois, Eshmé avait la sensation d’avoir bien agi, d’avoir aidé ce frère comme elle aurait dû, des années plus tôt. Elle le berçait, comme un enfant qui aurait peur de l’orage, un enfant apeuré par la vie et ses aléas. Elle le choyait, là, maintenant, comme aurait dû le faire une mère, leur mère, au lieu de le livrer en pâture à la rue. Elle le cajolait, comme un être humain à l’abandon, à l’agonie, comme une pauvre merde dont on refuserait même qu’elle s’incruste sur le coin d’une chaussure. Et Eshmé prenait plaisir à jouer ce rôle, qui fut toujours le sien. Ce rôle de protectrice, d’ainée qu’on lui a enlevé, dont on l’a dépossédé. Ils en avaient besoin, tous les deux. Peut-être qu’au fond, c’était ça qu’il était venu chercher auprès d’elle, la réponse à ce manque, la réponse à ce vide, la réponse à ce néant qu’était sa vie. Peut-être que la douleur n’était qu’une offrande, une raison de plus pour sceller un lien abominable entre eux. Mais elle s’en moquait. C’était son frère. Et elle méritait tout ce qu’il lui reprochait. |
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| ❝ Song of the caged bird ❞Dante A. Ehrensvärd & A-J. Eshmé Sternberg[Soundtrack] C’était à peine s’il sentait sa présence. C’était comme si tout avait disparu autour de lui. Plus rien d’autre que le souvenir de son père, de ses coups ancrés dans sa chair. La seule douleur dont il se rappelait. La seule qu’il avait ressentie, depuis si longtemps. C’était comme si cette douleur qu’il quémandait sur l’épiderme de sa sœur appelait ces souvenirs dont il ne voulait plus. Etait-ce mieux de ne rien ressentir, de ne pas connaître la souffrance ? Ou était-ce mieux de l’endurer, de la chercher, de subir avec elle la mémoire enfouie ? Il ne savait plus. Il ne savait plus rien. Il ne voulait pas. C’était une erreur. Il aurait dû rester en Suède, auprès de Maj qui désirait sa présence à ses côtés. Vraiment ? Ou n’était-il qu’un jouet pour elle ? Un pantin dont elle pouvait manipuler les fils ? Un trésor qu’elle pouvait exhiber à son bras quand son mari était ailleurs, ou trop ivre pour l’accompagner aux soirées mondaines ? Non, il n’avait plus besoin de sa sécurité éphémère. Une fable tout au plus. De la poussière aux yeux. Il lui devait beaucoup, mais pas au point de s’enfermer dans la prison doucereuse qu’elle lui avait proposée sans jamais réellement formuler les mots qui auraient scellé sa supplique silencieuse. Ses doigts sur sa peau. Il sursauta, voulut bondir en arrière, mais le rebord du balcon l’en empêchait. Sa posture recroquevillée l’en empêchait. Et si tout était résolu en passant par dessus le rebord ? Tout serait plus simple, n’est-ce pas ? Le paisible de la mort. Elle l’avait dit. La mort est un cadeau. Apaisé, enfin. Finie la torture de l’existence et le fâcheux destin auquel il était condamné depuis le début de son existence. Pourquoi avaient-ils de le garder lui, de la vendre elle ? Pourquoi pas l’inverse ? Etait-ce parce que la métamorphomagie était bien utile à la rapine ? Il n’avait jamais un jour seulement pensé que c’était parce qu’ils l’imaginaient plus fort et plus résistant. Ils n’étaient pas ainsi. Ils étaient avares, cupides et lâches. Garder le métamorphomage pour faire de l’argent, vendre la jolie petite poupée pour faire de l’argent. Avaient-ils seulement connu un jour l’amour, autre que celui de l’appât du gain ? Dante n’en était pas sûr. — Re… Regarde-moi. S’il… s’il te plait. — Regard dans le vide. C’était à peine s’il l’entendait. Perdu. Il était perdu, quelque part dans les méandres de ses pensées, de ses souvenirs. Ceux qu’il conservait. Ceux qui lui échappaient encore et toujours. Inaccessible, pourtant si près qu’il avait souvent l’impression de pouvoir les effleurer du bout des doigts. Il suffirait qu’il tende un peu plus le bras pour pouvoir les saisir… mais ils se dérobaient à chaque fois. Ses doigts sur sa peau, qui dessinaient ses traits, comme si elle voulait les modeler pour qu’ils ressemblent aux siens. — Je… Je… Je suis si désolée… — Il battit des paupières, mais il ne parvenait pas à vraiment voir son visage. C’était comme si celui de sa mère s’y superposait. Sans qu’il ne sache si elles se ressemblaient vraiment ou non. Il ne parvenait plus à savoir… tout se mélangeait… dans sa tête… la migraine menaçait de poindre. Il la sentait, souvent, mais plus comme une gêne, comme lorsqu’on sent un membre engourdi sans ressentir de douleur quand on le percute. L’écrasement de ses synapses, perçu comme si ça arrivait à un autre. Il sentit, de la même façon, sa sœur l’attirer dans une étreinte maladroite. Comment réagiraient les convives s’ils venaient à les surprendre ainsi à l’extérieur ? Comment réagirait le précieux mari de sa sœur s’il les trouvait ainsi ? Lui avouerait-elle qu’il était son frère ? Cette honte cachée au creux de son cœur ? Ses doigts dans ses cheveux. La douleur avait appelé le souvenir de son père. La douceur hantait son cœur avec les rares instants de tendresse que sa mère lui avait conférés, quand son mari s’était écroulé, trop imbibé d’alcool pour seulement rester conscient. Dante ferma les yeux. Sa main s’accrocha aux jupons de sa sœur. Un havre de paix dans un tumulte éternel. Le tumulte de sa vie. Le son de sa voix, par dessus la cacophonie de la tempête de son existence. Calme, serein, tranquille. Comme si la tourmente s’apaisait à son contact. Peu à peu, le masque de son visage d’emprunt se fissura et disparut. Il retrouvait les traits qu’il estimait être les siens, sans pour autant en être certain, dans ce calme, dans cette tranquillité. Pour un instant du moins. Mais la réalité détonnait avec les souvenirs. La robe d’Eshmé était plus douce. Son parfum était différent de celui de leur mère. Sa voix même, cet accent infime dans son suédois, n’était pas la même. Un rêve brisé, rattrapé par le réel et le tangible. Ses doigts se crispèrent sur le tissu. Il fronça les sourcils. Ses yeux s’ouvrirent sur la pierre du balcon. Celle qui mordait son postérieur sans qu’aucune douleur ne s’insinue dans ses synapses. Il se redressa et la repoussa brusquement, reculant sur ses fesses, s’aidant de ses mains, pour mettre de la distance entre eux. Cette fois, son regard se focalisa sur elle. — Non ! — Ses prunelles claires s’assombrirent de colère. — Tu n’es pas elle. Tu n’as pas le droit à prétendre prendre sa place ! — La douleur du cœur, la douleur de l’âme, nourries par un songe brisé, par un espoir trahi. Une torture plus efficace que celle de la chair, pourtant bien loin de le distraire de ce manque au creux de son être. Sa paume le démangeait de la frapper encore une fois. Ça serait si facile de s’ourdir dans la souffrance. D’oublier la peine du cœur dans les tourments de la chair. Comme il en avait l’habitude, d’une certaine façon, en se perdant dans l’étreinte venimeuse de toutes ces femmes. S’agrippant au bord du balcon, Dante se redressa sur ses jambes flagolentes. — Tu n’as pas le droit ! Tu n’as jamais rien fait ! Tu n’étais pas là ! — cracha-t-il, venimeux. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sa mère, bien présente, n’avait jamais rien fait non plus, malgré tout. Eshmé aurait-elle eu le courage de se dresser contre leur père ? D’encaisser une partie des coups qui lui étaient réservés à lui ? Ou il pouvait fuir. Lâche comme ceux qui lui avaient donné la naissance. Fuir, pour mieux se préparer à la prochaine bataille. Une bataille ? Etait-ce vraiment ainsi qu’il percevait sa rencontre avec sa sœur ? Oui. Parce qu’elle lui embrouillait les sens et l’esprit. Sa langue de vipère, sa langue de sirène, le charmant par la magie de désirs enfouis. — Ne m’approche pas. Ne m’approche pas. Ne me touche plus. Jamais. — Il tendit la main devant lui, pour la maintenir à distance, comme s’il voulait la dissuader d’approcher. Il battit des paupières et se rendit compte, d’une étrange manière, que l’identité qu’il avait dérobée pour s’incruster à la soirée avait disparu de sa chair. Parviendrait-il à se souvenir à quoi cet homme ressemblait ? Il n’en était pas bien sûr. La panique s’insinua dans ses veines. Comment allait-il faire pour s’échapper de cet enfer, s’il ne retrouvait pas la face qu’il avait empruntée ? Il jeta un coup d’œil dans la nuit s’étalant sous le balcon. Il était bien incapable de savoir combien de mètres le séparaient du sol en contrebas. Trop pour sauter ? Il ne craignait pas la douleur… mais ce n’était pas parce qu’il ne ressentirait pas ses os brisés qu’il n’en mourrait pas. |
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| | | | | « song of the caged bird. » —— DANTE&ESHMÉ | |
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