Douvres, 31 Janvier 2003

Plusieurs tonnes d'acier, fendant les flots à une vitesse incroyable comparativement à la masse de l'engin. Si ça ce n'était pas de la magie, qu'est-ce qui en était ? De la magie de moldus, certes, mais une magie en soi. Cette "science" comme ils l'appelaient avait en elle-même un aspect quelque peu merveilleux que la société sorcière avait tort de dédaigner. Néanmoins, les pensées de l'Irlandais n'étaient pas des plus heureuses, ce matin-là.

Le vent du large avait quelque chose de mordant, menaçant. Comme s'il le défiait de rentrer au pays. Comme si l'exil temporaire qu'il s'était imposé avait pris un tour définitif. S'il était resté sur place après son affaire avec Campbell, c'était parce qu'il avait besoin de temps loin des soucis. Pour se poser. Pour réfléchir.

Pour tirer parti des leçons de Godric's Hollow.

Cette nuit-là, il avait appris qu'aucun plan complexe ne pouvait tenir la distance dans des circonstances réelles. Que la mort était à un cheveu de vous prendre dès l'instant où l'on pénétrait sur un champ de bataille. Et qu'un homme seul ne pouvait réussir là où plusieurs avaient échoué. Enfin, il trouvait ce dernier point discutable, mais ce serait une réflexion pour les temps de paix.

Pour l'heure, il avait froid. Le sweat à capuche qu'il portait rabattu sur son visage était légèrement trop large. Il avait maigri. Son séjour sur le continent n'avait pas été peuplé de choucroute et cuisses de grenouilles. Dans son esprit dansaient encore les oghams, tourbillonnants, après de longs mois à les triturer dans tous les sens possibles et imaginables. Il était proche du but et ne pouvait se permettre de rester plus longtemps loin de l'action. Ses échanges littéraires avec Bonnie lui avaient confirmé le calme de la situation, mais le printemps reviendrait. Et, comme c'était le cas autrefois, avec la fin de l'hiver les hostilités reprendraient.

« On arrive... »

Deux jours plus tôt, il avait signalé son retour à Ronald, son contact chez les insurgés. Et c'était ce matin qu'il avait obtenu sa réponse. Le rouquin ne serait pas là, indisponible - sûrement une affaire liée au gamin. Il envoyait une personne de confiance pour le remplacer. Voilà qui rendait les choses plus compliquées, mais il supposait que son contact sur place saurait qui il devait attendre. Sinon, tout cela aurait des airs de Colin-maillard et enterrerait définitivement la crédibilité du groupe...

Réprimant un frisson, il rentra à l'intérieur. Le port était visible et il ne tarderait plus à mettre pied à terre. Il y avait quelque chose de pourri au Royaume-Uni et il comptait bien contribuer à son éradication.

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Perdu au milieu de la foule de touristes qui arpentaient les quais, probablement pour la même raison que lui, Alec tournait la tête de gauche à droite afin de repérer l'allié en question qui devait le mener à bon port. Sans succès pour l'instant. Soupirant, il rabattit sa capuche en arrière et s'écarta de la masse. S'il ne trouvait pas la personne venue l'accueillir, alors peut-être qu'elle le trouverait.

« Aidan, je ne te le répèterai pas, il faut que tu manges ! » Presque cinq mois. Cinq mois que les événements à Godric’s Hollow s’étaient déroulés. Cinq mois que les choses avaient mal tourné et qu’un village tout entier avait été rasé de la carte … Ils n’avaient pas attendu. Sur les cendres encore chaudes de cette inhumaine extermination, renaissait déjà un centre de formation pour jeunes enfants. Une rancœur profonde lui rongeait les entrailles, la culpabilité aussi. Celle de ne pas avoir su protéger les siens, celle d’avoir agi en ayant les mains liées. Ses actes héroïques avaient été inutiles. De son excursion, elle n’avait ramené que quelques croquis – inutilisables à présent –, une impuissance évidente face à la noirceur des ténèbres, et ce petit garçon qu’elle s’était attachée à protéger au prix de sa vie. Aidan, une façon de dire qu’elle en avait sauvé un alors que l’autre était sûrement mort. Un moyen de combler le vide que l’absence avait creusé en elle. Elle voulait l’aider … Parce que ce sentiment de solitude, elle le connaissait. Orpheline, abandonnée, détruite, ce petit Aidan et elle avaient beaucoup en commun. Le soutenir lui, c’était aussi se sauver elle. Alors, lorsqu’elle n’était pas en mission, elle passait le plus clair de son temps à tenter de redonner le sourire à ce petit garçon qui avait vu sa mère mourir sous ses yeux. Trop jeune pour comprendre les causes et les conséquences des conflits adultes, mais assez mature pour savoir quand accorder sa confiance ou non, Emily n’arrivait pas à briser l’armure d’Aidan. Il ne parlait pas, refusait de manger avec les autres, restait constamment dans son coin et ne se mêlait à personne. S’enfermer dans sa bulle était malsain et rendait fou, pourtant, par aucun moyen elle ne réussissait à lui délier la langue. Le temps, il faudrait encore du temps …

Un éclair de lumière passa devant ses yeux et elle se retourna immédiatement vers la provenance de ce signal. Au bout du camp, Ronald enchaînait une série de signes – langage des Silencieux – pour lui rappeler la mission qu’il lui avait confiée. Rendez-vous … Un acquiescement. Homme. Port. Douvres. Ses doigts dessinèrent le signe indiquant que le message avait été reçu et elle s’accroupit à nouveau à côté d’Aidan. Elle lui chuchota à l’oreille. « Je ne pars pas longtemps. Prends ton assiette et va manger dans la tente si tu veux. Mais mange. Je reviens vite. » D’une légère pression sur son dos, elle intima au petit garçon de suivre ses directives et le regarda s’éloigner d’elle. Cinq mois que la tuerie à Godric’s Hollow avait eu lieu. Cinq mois qu’elle s’attachait à oublier ce qu’elle avait vu.

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Un sweat à capuche sur le dos, juste assez long pour dissimuler le fourreau de son poignard, et une tenue assez négligée dans l’ensemble, Emily s’était postée au niveau d’un container, dans l’ombre de ce dernier et guettait l’arrivée du contact de Ron. Elle ne savait pas qui elle cherchait, mais lorsque deux jours plus tôt son mentor lui avait parlé de cette rencontre, il lui avait dit qu’elle le reconnaîtrait. Comment ? lui avait-elle demandé. Il avait simplement répondu : Tu sauras. Le mystère … D’ordinaire, elle aurait pu refuser de réaliser une mission à cause de ça, parce qu’elle n’aimait pas l’inconnu. Mais aujourd’hui, en de temps aussi durs, il ne fallait pas se poser de questions et agir. Alors elle agissait et faisait ce qu’on lui demandait. Une main dans sa poche tripotait nerveusement sa baguette. Son entraînement lui avait appris à ne pas avoir peur, donc cette réaction était plus due à l’impatience qu’à la crainte. Elle suivait du regard le personnel du port et les touristes débordant d’excitation. Son attention se portait sur les personnes qui détonaient avec ce paysage, mais elle n’arrivait à capter aucun regard connu. Ron cherchait-il à la tester ? Elle avait déjà l’impression de faillir à sa tâche. Tapant du pied sur le sol – tentative désespérée de calmer son énervement –, elle décida de se fondre dans la foule alors que des touristes débarquaient d’un grand bateau. « C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Thank you Red King ! », râlait-elle en tentant de fendre le flot de passants qui dévalait vers le port.

Aie ! On venait de lui écraser les pieds et ses yeux se baissèrent instinctivement vers ses orteils. Elle n’avait pas vraiment mal, la douleur n’était qu’un ensemble d’impulsion électrique qu’elle pouvait taire sans problème. Cette minute d’inattention lui fut malgré tout favorable, car lorsque ses yeux se relevèrent, elle aperçut en marge de la foule, un jeune homme qui semblait correspondre à ce qu’elle attendait (pour la mission évidemment). Trop petite pour détailler son visage, elle décida de s’approcher. Donnant des coups de coude, par ci, par-là, elle arriva à se faufiler à quelques mètres de lui et s’arrêta net. « Oh non, pas lui … » Malgré l’obscurité de la ruelle de Godric’s Hollow, elle se souvenait parfaitement du visage de l’homme qui lui était venu en aide. Elle n’avait rien contre lui, mais le seul fait de le revoir la ramenait à l’horrible soirée qu’elle avait vécue en septembre dernier. Elle le fixa quelques instants et se détourna pour réfléchir. Elle pouvait partir maintenant, dire à Ronald qu’elle n’avait trouvé personne, qu’il ne s’était pas présenté, mais ça voudrait dire faillir à sa mission. Sinon, elle pouvait prendre son courage à deux mains, faire abstraction de ce qu’elle ressentait – elle savait si bien le faire –, être froide s’il le fallait, et mener sa mission à bien. Les solutions se mélangeaient dans sa tête. Elle plaqua ses mains sur ses yeux et bascula sa tête en arrière. Sa capuche glissa et lorsqu’elle croisa le regard du jeune homme, il était trop tard pour reculer.