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sujet; The night gets cold and the lights go out, the sun is gone behind the clouds (OS-Kirill) |
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Jeudi 26 MAI 2003 ; 5 heures du matin ; Braun Tower Le matin s'est levé tôt ce jour là. Trop tôt. Le soleil a une couleur métallique alors qu'il illumine les toits de Londres et perce les vitres, les fenêtres, se joue des rideaux et frappe les yeux des dormeurs n'ayant pas eu la présence d'esprit ou la force de se protéger de ses assauts.
Lui, est allongé sur son lit, sur le dos. Il n'a pas dormi. Il a passé la nuit à fixer le plafond blanc de la chambre, cette chambre d'ordinaire si bien rangée et si étrangement accueillante dans ses teintes de blanc et de bleu orage, qui est devenue en l'espace de quelques jours un champ de bataille. Les vêtements traînent sur le sol, incapables de tomber plus bas que celui qui les portent, les livres et les objets décoratifs gisent sur le parquet, victimes d'un geste désespéré pour se rattraper et marcher, ou d'un coup de nerfs violent.
Et lui gît sur le lit, pâle comme un cadavre, mais la respiration si laborieuse et sifflante qu'il ne peut pas être considéré comme mort. Pas de l'extérieur. Et peu importe que sous le masque, sous la glace, tout ait été ravagé et réduit en cendres comme par un gigantesque feu de forêt.
D'un geste laborieux, il touche le bandage sur sa poitrine, la simple pression aérienne de ses doigts suffisant à lui arracher un sifflement de douleur, puis remonte jusqu'à son visage. Là, il effleure le pansement qui recouvre son oeil. Ce qu'il en reste. C'est à dire si peu de choses.
Défiguré. Incapable de bouger. Handicapé. Incapable. Inapte. Misérable. Inutile.
La litanie n'est pas nouvelle, elle tourne en boucle depuis plusieurs jours et seule la douleur permet de l'interrompre momentanément. Le corps devient une prison chaque jour plus étroite quand l'esprit ne s'apaise pas, et il sent les parois de sa propre chair écraser son mental plus efficacement que n'importe quel mur.
Soudain, sa respiration se fait plus courte. Il panique. Il sent la pièce rétrécir et ferme l'oeil, cherchant à calmer les battements affolés de son coeur. Il faut appeler à l'aide, mais qui? comment? sa gorge est toujours brûlée par les gazs toxiques de l'attentat et parler le met au supplice. Il a été déposé ici, comme un animal blessé laissé dans un cimetière d'ossements pour y mourir. Il a bien tenté de bouger dans les premiers temps, mais désormais il ne tente plus rien. Les hématomes sur son corps prouvent bien qu'il ne peut plus encaisser la moindre chute contre le mobilier de son appartement, les cernes sous ses yeux lui donnent l'air maladif et ses cheveux retombent d'une manière qu'il hait, juste devant ses yeux.
Il n'a plus rien de parfait.Plus rien de valable. Ni le corps, ni l'esprit. Et s'il ne reparle jamais? S'il reste ainsi? ad vitam aeternam? Il n'a plus rien. Il lui faut au moins conserver ça. Son travail, ses travaux, ses projets...il les lui faut. Sans eux il n'a plus rien. Il n'a plus rien. Il en a la nausée. Sa plus grande peur, sa plus grande terreur, se matérialise lentement, insidieusement, coule sur son corps comme une amante vicieuse, engourdit ses muscles, mais écrase son corps, compresse son estomac, saisit sa gorge et triture son cerveau, alors que sa bouche s'assèche.
Défiguré. Incapable de bouger. Handicapé. Incapable. Inapte. Misérable. Inutile.
Il faut bouger. Il faut bouger. Il faut se lever, se lever. Pour accomplir quelque chose, n'importe quoi, n'importe quoi qui interrompe l'ignoble mélopée dans sa tête, n'importe quoi qui puisse l'empêcher de penser à...
De penser à quoi?
Il crispe les doigts autour des bras et la brusque contraction de ses muscles le fait gémir de douleur. Il ne faut pas y penser. Il ne faut pas y penser. S'il ouvre les yeux, s'il contemple les ruines s'étalant devant lui à perte de vue, il est perdu. Il le sait. Il le sent. Il lui faut se concentrer sur la douleur physique, celle qu'il peut corriger, qu'il peut appréhender, pas sur celle qui se tapit dans le noir et le menace depuis le coin de la chambre, fourbe, n'attendant que le dégel de ses pensées engourdies pour le dévorer, l'éviscérer vivant.
Il agrippe les draps un peu plus, ses yeux se fermant plus fort quitte à tirer sur ses cicatrices. L'ombre est là, et elle s'approche. Il ne peut pas fuir. Alors il serre la machoîre alors que ses doigts faméliques, emplis de poison, semblent appuyer sur chaque plaie mais surtout percer sa chair pour saisir ses intestins et son coeur, dans le but de les broyer. Il a mal. Et soudain il se souvient. Il se souvient de tout ce que la somnolence et les potions arrivent à effacer partiellement.
Crystal, sa petite cousine aux cheveux si blonds et aux joues rondes, sa Crystal est morte. Presque coupée en deux par un bloc rocheux dans cet hopital maudit. Crystal est partie et ne reviendra pas.
Et une autre personne est partie, pour ne plus jamais paraître. Kirill se refuse à prononcer le nom même en pensée, persuadé que faire face ne fera qu'accroître la brûlure de l'acide qui lui dévore l'intérieur de la peau.
Dis le. Il est parti, alors dis le.
Non. Non. Il ne veut pas. Il n'en a pas envie.
Alors je vais le faire : Dorian est parti. Dorian t'as laissé. Il est parti, il ne reviendra jamais. Tu n'aurais jamais du lui dire, jamais du lui avouer, jamais du mettre des mots sur ta souillure et tu l'as fait, tu l'as fait et regardes toi. Il est parti sans un regard en arrière, comme Serguei, comme Wild, comme tous les autres, il t'as laissé ici, mourir, crever, seul comme un chien, seul comme un fou, un enfant taré, dégénéré, un sociopathe. Il a vu clair en toi, il t'as vu, tel que tu es : anormal et sale, sale, sale! Tu es sale Kirill, tu portes des stigmates et rien ne les effacera, ni ta dignité surfaite ni la moindre performance! TU ES UNE RUINE! UN ERSATZ D'HOMME! UN CHIEN NE VOUDRAIT PLUS DE TOI! ECOUTES MOI QUAND JE TE PARLES! ECOUTES MOI!
Et soudain, Kirill ouvre l'oeil. Il ouvre les yeux et sent un liquide brûlant dévaler sa tempe, alors qu'un filet de voix brisé s'élève faiblement dans la pièce que n'hantent pourtant que ses propres fantômes :
-Je ne...suis..pas..
Une проститутка. Voilà ce que tu es. Tu le sais. Il l'a su. C'est pour ça qu'il est parti. Son message ne trompe personne, tu es plus intelligent que ça, toi. Ou du moins plus clairvoyant.
Kirill tente d'inspirer de l'air, sa respiration se bloquant dans sa gorge brûlée et il détourne juste assez la tête pour voir le message de papier reposant sur la commode. Ce tout petit bout de papier, qu'un serpent lui a amené, à peine deux jours après l'attentat. Il n'a jamais su d'où il venait, il n'a pas su comment il était rentré, mais il a reconnu l'écriture. Et il a compris le message inscrit à la plume.
Je suis désolé
Il se souvient avoir serré le coup du serpent, malgré ses forces ridicules du moment, avoir entendu se briser toutes les vertebres de l'animal et de l'avoir jeté par la fenêtre dans un ultime geste de désespoir qui avait achevé de lui ôter toutes ses forces. Il s'était alors écroulé sur le lit et n'en avait plus bougé. Il n'en bouge d'ailleurs toujours pas.
Seul un elfe de maison dépêché par le gouvernement et l'hôpital de Sainte Mangouste -horreur que cette intrusion dans sa vie privée- se charge de venir lui administrer eau, nourriture et potions de soins à intervalles réguliers. Il rechigne à le regarder, rechigne plus encore à accepter ces soins humiliants dont il veut se passer. Il ne veut pas qu'on le soigne, il ne veut pas qu'on le touche, il ne veut pas qu'on lui parle.
Kirill veut rester seul. Totalement seul. Il veut laisser le temps s'arrêter autour de sa bulle de noirceur et y demeurer pour toujours, loin des sentiments qui perturbent sa logique, loin du monde qui attend derrière la porte, loin des regrets, des remords, des spectres de ce qu'il vient de perdre, loin des miroirs qui lui renvoient une image haïe, loin de tout ce qui lui rappelle que si sa vie ne tenait qu'à un fil, elle est désormais une épave menaçant de s'enfoncer à tout instant.
Tu as toujours si bien vécu ta solitude et te voilà torturé par la perte de quelques personnes. Tu étais donc si amouraché de ces individus Kirill? tu étais quoi? amoureux? Amoureux de cet homme? après seulement deux rencontres? laisse moi rire. Quant à ta cousine, elle n'est qu'une vie, et tu le sais très bien. Tu n'as pas perdu un empire, pas après toutes ces années sans la voir, et sans connaître ce Dorian. Tu t'assouplis comme un roseau. Allongé à pleurer dans ton lit, comme un enfant.
Le médecin ferme les yeux. La ferme. La ferme. Il peut se le permettre. Personne ne saura. Personne ne saura jamais qu'il a craqué dans son appartement, nul n'a à le savoir, il camouflera la honte.
Celle qui marque ton corps ne se cache pas. Tu es souillé.
La ferme.
Prie juste pour qu'aucun de tes supérieurs ne l'apprenne jamais. Ou ton misérable petit abandon de pacotille se transformera en débâcle et il ne te restera que ton oeil pour pleurer et une corde pour te p...
LA FERME.
Le désespoir l'étreint alors subitement et là, dans l'aube froide et ferreuse de Londres, un sanglot lui échappe. Un sanglot lourd d'années de silence, d'années de déceptions, de nuits entières de retenue, de décennies de différence. Ce sont des larmes cuisantes de regret, d'humiliation, de douleur, de deuil, de rejet, de honte, qui tracent sur sa peau blanche des sillons humides et coulent dans ses cheveux, ses côtes souffrant à chaque soubresaut.
Il n'a plus rien. Plus rien.
Et au sommet de la Braun Tower, seul au milieu d'un lit rendu froid par la nuit, Kirill pleure. Et il semble que rien ne puisse plus arrêter le torrent qui déborde de ses yeux.
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| Mercredi 1er Juin 2003 ; 21h30 ; Braun Tower
-Monsieur Moltchaline je vous en prie, c'est pure folie que de sortir dans votre état, je vous en conjure retournez au lit...
L'elfe de maison envoyé par le ministère se tord les oreilles avec anxiété tandis qu'il observe Kirill se lever lentement et se mettre sur ses pieds. Alors que le mangemort lâche un grognement en dépliant les muscles de son dos et de sa cage thoracique, l'elfe se chiffonne les oreilles, en faisant presque des noeuds, avant de les enrouler autour de son cou comme une une écharpe. Il larmoie et supplie:
-S'il vous arrive quelque chose pendant votre promenade, Fifi se fera repasser le visage et pendre par les boyaux, oh Maître, s'il vous plaît, soyez raisonnable..
Kirill soupire et jette à l'elfe un regard borgne où brille une étincelle de colère froid, celle qu'à un homme ne souffrant aucune contradiction.
-Fifi, dit il de sa voix toujours rauque et cassée par les gazs, au cas où la situation t'échaperrrait, je ne te demande pas ton avis.
L'elfe lâche un gémissement et se drape dans ses immenses oreille en marmonnant des plaintes incompréhensibles. Kirill l'observe toujours, puis fronce les sourcils.
-J'ai parrrrfaitement conscience de mes limites. Tu n'as pas à t'inquiéter bien que je me doute que ta sollicitude est moins motivée parrrr ma surrrvie que parrr la tienne. -Monsieur, Fifi ne se permettrait pas de.... -Je ne te rrrreprrroches rrrien. Mais ne joue pas la serrrvile comédie de la solliciture, ça ne te va pas. Je rrrentrrrerrai en un seul morrrceau. Ta vie est sauve, rrréjouis toi.
Il fait un pas. Puis un autre. Sa jambe le lance toujours, mais au moins il peut tenir debout sans être pris d'une nausée insoutenable. Il inspire. Expire. Les côtes sont en train de se ressouder grâce aux potions de soin administrées si gracieusement par le ministère et la respiration redevient un mouvement simple, plutôt qu'une torture. Un mouvement certes difficile, mais toutefois possible d'accomplir. Son oeil quant à lui a cessé de lui faire mal, et Kirill le cache derrière un léger morceau de velours noir, qu'il place tous les matins, sans jamais se regarder dans le miroir. Il se dégoûte. Il ne se supporte pas.
Pourtant il est prêt à braver les regards que lui jetteront les passants quand il sortira d'ici quelques minutes. Il a besoin d'air. Besoin de voir autre chose que les murs de cette chambre sur le point de le rendre fou. Il a passé trop d'heures à se demander pourquoi il vit, à se demander s'il peut encore vivre, malgré la douleur, malgré l'abandon. Il a passé trop d'heures dans l'échec, et il est temps de mettre un terme à ce cycle qui le ronge, qu'il a vu ronger collègues et proches. L'échec n'est pas une fatalité. Il n'en veut pas. Il le refuse. Et si détruire le monstre qui hante son esprit, lui perverti les pensées et lui ronge le coeur ne peut se faire qu'en traînant ce corps abimé dans les rues pour reprendre une bouffée d'air, alors soit. Il marchera. Il se montrera. Mais jamais il n'acceptera de se laisser couler, car un Moltchaline ne se noie pas, un Moltchaline se bat, survit, envers et contre tout. Envers et contre tous.
-Est ce que Fifi doit ranger l'appartement pour le retour du maître? demande l'elfe, occupé à défaire les noeuds qu'il a lui même produit dans ses oreilles.
Kirill jette un oeil aux alentours et lâche:
-Non. Je m'en charrrgerrai.
Ses dégâts, sa responsabilités. D'un geste, il prend la chemise que lui tend l'elfe et passe plus de temps que de raison à la boutonner, avant d'enfiler son long manteau noir et de passer sa main valide dans ses cheveux pour les ramener vers l'arrière. Son autre bras, qui n'est fort heureusement pas son bras de baguette, pend le long de son torse, hors de la manche du trench-coat. Il faudra faire sans. Kirill jette un dernier regard à l'elfe et ce regard est devenu plus perturbant encore, son oeil unique semble presque plus frappant qu'auparavant, son bleu translucide perçant tout ce qu'il rencontre.
-Tu peux rrretourrrner vaquer à tes occupations. Ca serrra tout pourrrr aujourrrd'hui.
Et sans ajouter quoi que ce soit d'autre à la créature fripée et proprement répugnante qui se tient sous ses yeux, il sort de l'appartement, empruntant l'ascenseur et s'appuyant contre le mur de ce dernier. Ces quelques pas l'ont fatigué, et c'est un sentiment qui lui est proprement insupportable. Dès qu'il se sentira prêt -et peu importe l'avis de ces crétins de Sainte-Mangouste- il lui faudra reprendre l'exercice. Gymnastique, escrime...peu importe. Il ne peut pas rester ainsi.
L'ascenseur est long, trop long et quand il en émerge enfin, il travers le hall aussi rapidement que possible et débouche à l'extérieur, son oeil se fermant brièvement alors que l'air du soir le heurte comme une une fragrance d'une indicible douceur. A cette heure, le soir tombe, et la nuit chasse progressivement la lumière diurne pour laisser place à des couleurs d'encre et de violine. Son moment préféré de toute journée : le crépuscule. L'air est doux et embaume, détend les muscles de Kirill alors qu'il marche sans savoir précisément où il va. Petit déjà il était un incorrigible vagabond, toujours fourré dans les bois, la forêt familiale, les rues de la ville. L'Angleterre lui a ôté ce désir d'exploration, le dépit ayant pris le dessus sur ses instincts les plus basiques.
Et alors qu'il marche, Kirill se demande à quel point sa personnalité est demeurée en Russie, à quel point il a perdu son unicité et ce qui le caractérise. A quel point il a gagné en tares et en défauts aussi.
Il n'est plus aussi froid qu'auparavant...plus aussi....détaché. Wild a brisé ce qu'il estimait être une armure impénétrable, Dorian a achevé les dégâts et il se sait désormais humain, capable de douleur, de larmes...ce fait ne lui plaît pas. Il lui fait peur. Et la peur elle même est nouvelle dans son univers. Il a perdu un peu de sa hauteur, de son désintérêt, comme si sortir de Russie lui avait sorti la tête de l'eau ce qui pour une Murène, n'est que rarement conseillé. Il a perdu également une partie de sa curiosité. En témoignent les promenades plus rares, le manque d'envie, le manque de motivation à faire autre chose que travailler et dormir comme une pierre au fond de son lit. Depuis combien de temps n'a-t-il pas dessiné dans son journal? depuis combien de mois n'a-t-il pas eu d'idée lui faisant frémir le ventre et les intestins? Depuis combien de temps n'a-t-il pas décroché, ne s'est-il pas perdu dans son propre esprit pour y retrouver ses projets, qu'ils soient cauchemardesques ou plus étonnants...empreints d'une telle beauté qu'elle en devient inconcevable? Trop de temps. Il a perdu les siens, ses proches, mais pas seulement.
Il s'est perdu lui même.
Et la pensée le frappe alors qu'il s'arrête en plein milieu du plus grand parc du Londres sorcier. Les arbres bruissent du bruit des derniers oiseaux, les insectes tournent déjà autour des lampadaires. Il fait nuit. Et il ne s'est rendu compte de rien.
Il s'est perdu. Dans tous les sens du terme. et pour qui? pour quoi? pour les beaux yeux de personnes lui ayant donné l'illusion d'être "normal" l'espace d'un moment, d'appartenir à un groupe plus large que lui même. Il n'est pas normal. Il n'appartient pas à cette communauté. Il a voulu. Il a essayé. Pourquoi? peut-être par lassitude, par envie, par jalousie, par fatigue de cracher sur tout une communauté à laquelle il ne peut pas appartenir. Par désir de plus que quelques compliments, que quelques poignées de main.
Il s'est perdu. Et le fait de le penser, de l'assumer, de le voir avec acuité semble lui enlever un poids du torse, quelque chose d'aussi lourd que la poutre métallique qui l'a presque tué dans cet hôpital. Ce qui est perdu peut se retrouver, tout ceux qui errent ne sont pas perdus. Le chemin effacé par le vent peut être retracé, l'arbre perdant ses feuilles peut verdir de nouveau. Il peut renaître. Retrouver l'enfant et l'adolescent qu'il était. Le monstre de ses pensées peut perdre en intensité, lui qui se terre dans le noir et qui l'étouffe depuis son arrivée. Comment a-t-il pu ignorer sa croissance, ne pas le voir grandir, ne pas le voir ramper vers lui et l'enserrer de plus en plus fort jusqu'à lui infliger une terrible et sourde douleur mentale? Il n'a rien vu. Il n'a rien voulu voir. Mais désormais ses yeux sont grand ouverts et il se maudit d'avoir laissé qui que ce soit ou quoi que ce soit d'autre que lui lui infliger de telles entraves.
Il peut renaître. Il le peut. En retrouvant ses marques. En oubliant celles des autres. Par où commencer est peut être la grande question.
C'est à ce moment précis qu'un miaulement attire son attention, quelque part dans les buissons qui jouxtent les chemins du parc. Kirill s'immobilise. Le bruit ne se répète pas. Puis il y a comme un bruissement. Le médecin se met en mouvement, silencieusement, et se penche vers un bosquet épineux, avant d'en écarter les branches d'une main. Un mouvement, le flash d'une fourrure blanche et il la voit, la petite créature presque dissimulée derrière le tronc du buisson.
C'est un chaton, à peine sevré. Blanc comme la neige mais couvert de terre et de boue, il tente de se tenir sur ses quatre pattes, mais son bassin semble lui faire défaut, comme après une chute. Il ne peut pas marcher, il...se traîne, alors qu'il tente d'échapper à l'oeil de Kirill en glissant vers la gauche. Le russe ne le lâche pas de l'oeil. Et alors que le petit animal tourne la tête vers lui, Kiril ressent un bond dans sa poitrine. Parce qu'il n'est pas le seul à cet instant précis à qui il manque un oeil. Le chaton a perdu l'oeil droit, une épine s'y étant solidement fichée. La plaie est purulente, verdâtre, et l'animal miaule, pitoyable Quasimodo.
Il y a comme un instant suspendu. Puis kirill tend la main. C'est comme soulever un petit paquet de plumes tremblant. Il le regarde et c'est comme un souvenir, celui du premier chat, tout aussi blanc, qu'il a trouvé dans la propriété familiale de Saint-Petersbourg. Un chat aussi parfait qu'il l'était à l'époque, ce chat qu'il avait considéré avec un intérêt tout scientifique, celui d'un enfant égoïste. L'adulte n'est pas bien différent, mais sans s'en rendre compte, il glisse l'index derrière l'oreille de l'animal bien que son regard reste froid. Les voilà tous les deux, éclopés, et pitoyables. La créature semble se demander si c'est la fin. Si sa courte existence a mené à ce moment, cette exécution, et elle tremble, c'est fou ce qu'elle tremble.
Kirill se souvient de la manière dont il a apprécié tenir la vie d'un autre être vivant entre ses mains, la première fois qu'il a connu une situation analogue. De la sensation grisante d'être Dieu. Il la ressent encore à présent, mais elle s'est diluée dans d'autres sensations, plus prégnantes et il n'a plus de doutes sur la marche à suivre, il n'hésite plus entre la mort et la vie, ce grand dilemne de son enfance. Sans un mot, il entrouvre son manteau et glisse le chat à l'intérieur avant de rebrousser chemin en silence, la boule de poils frémissante s'agitant contre son torse.
Jeudi 2 Juin 2003 ; 4h30 du matin ; Braun Tower
Il y a du sang sur la table, du sang, des morceaux de cartilage, de chair, de poils. Les scalpels sont alignés, la bassine dans laquelle ils trempent est emplie d'une eau rougeâtre. Kirill se concentre à la lumière de sa lampe de travail,sa main valide est gantée et tâchée de sang mais il ne s'arrête pas, s'essuyant sur un linge et expirant lentement à chaque coup de scalpel, à chaque tendon sectionné puis recousu. Tout demande plus de précision. Plus de concentration. Ca sent le métal. Ca sent l'hémoglobine fraîche, mais l'odeur a cessé de le gêner depuis un bon moment. Les bocaux sur son bureau, tous proprement étiquetés lui donnent tous les matériaux dont il a besoin et il se félicite d'avoir ramené des stocks du ministère pour sa réserve personnelle.
Un léger soubresaut sous ses doigts et il émet un petit bruit destiné à calmer son patient. C'est presque fini. Encore deux ou trois petits coups de baguette...Un os se ressoude. Une plaie se recoud. Et il lève l'enchantement d'anesthésie générale. Kirill a le coeur lancé au galop, une sensation étrange qu'il n'a pas ressenti sous cette forme depuis des lustres.
Devant lui, le chaton s'agite. Kirill enlève fièvreusement son gant d'un coup de dents et le regarde cligner des yeux.Puis l'observer avec intérêt. Le petit animal a l'air perdu.
-Ça doit te parrrraîtrre étrrrange mais je t'assurrre qu'on se fait trrrès vite à avoirrr deux yeux.
Le bocal contenant des yeux d'animaux divers est soigneusement rebouché sur la gauche. Il en manque un désormais, il a repris la place qu'il devrait occuper, et le chaton cligne, son nouveau globe occulaire d'une couleur de menthe regardant tout autour de lui. C'est un miaulement qui lui échappe alors qu'il tente de bouger et se met debout avant de trébucher sur deux nouveaux membres bien encombrants.
Perplexe, l'animal tourne sur lui même, observant ces choses pendant de sa colonne vertébrale, ces sortes d'appendices duveteux et pleins de plumes qu'il ne parvient encore qu'à agiter et pas à faire bouger correctement.
-Ton bassin était trrrrès endommagé, comprrrends bien que j'aurrrais aimé le rrreconstituer entièrrrement mais les dégâts étaient avancés. Tu pourrras marrrcher, j'y ais veillé avec attention, mais tu ne pourrrras jamais courrrirr assez vite pourrr chasser. Je t'ai donné de quoi pallier à ce petit inconvénient.
Et du plat de la main, Kirill vient lisser les plumes d'une des ailes du petit chat, lequel semble tellement intrigué par son propre corps qu'il tente d'attraper ses ailes, se prenant les pattes dedans et s'écroulant le nez contre la table. Cette vision arrache un sourire à Kirill, qui le soulève et le regarde, les petites ailes s'agitant contre sa main, les yeux vairons du félin le transperçant alors qu'il le sent ronronner contre sa poitrine.
Il se sent étrangement apaisé. Lui qui n'aime pas les animaux. Lui qui ne leur accorde pas d'intérêt dès lors qu'il s'agit d'animaux domestiques. Il regarde la petite -puisqu'à bien y regarder c'est une femelle qui lui ronronne entre les doigts- puis murmure:
-Plus qu'un bain et un peu de lait et tu serrras prrrête à renaîtrrre toi aussi. Péga.
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Dimanche 12 Juin 2003 ; Braun Tower ; 8h30 du matin
Les rideaux sont fermés et il paresse au lit, tentant de faire récupérer à son corps les heures de sommeil manqués durant la semaine précédente. Il s'enroule dans les draps, plonge le visage dans l'oreille et s'étale, refusant de se lever, et de perdre une seule seconde du précieux sommeil octroyé par son arrêt maladie. Pourtant, il y a quelque chose. Quelque chose tout près. Qui le fixe.
Et alors que Kirill repasse sur le dos, sa poitrine se soulevant pour prendre une grande inspiration, -comme avant de replonger dans le bain du sommeil- la chose s'allonge, ou plutôt s'étale, se vautre sur son visage dans un mélange indistinct de plumes et de fourrure. Manquant d'air, le médecin s'éveille et sa main attrape par la peau du cou l'impudent créature, qui a bien vite fait de se retrouver nez à nez avec lui.
Kirill a encore les yeux bouffis de sommeil, les cheveux en pagaille, mais le chaton devant lui est au contraire, tout à fait alerte et ses petites pattes tentent sans succès d'attraper une mèche blanche tombant devant les yeux de son maître. Expirant lentement par le nez, Kirill maintient l'animal devant ses yeux et souffle:
-Péga. Il faut que tu arrrrrêtes de fairrrre ça. Nous en avons déjà parrrlé.
Un miaulement presque plaintif lui réponds et le médecin russe plisse les yeux.
-Je ne veux pas le savoirrrr. Tu as tes horrrairrres de sommeil et j'ai les miens, je ne crrrois pas venirrr te dérrranger en plein milieu de l'aprrrès midi pendant que tu parrresse au soleil alorrrs en quoi mon rrrrepos est il moins prrrécieux que le tien?
Cette fois, la petite chatte bat des ailes et il la repose, celle ci en profitant immédiatement pour venir se frotter à son ventre avec des ronronnements, sa tête réclamant des caresses et son ventre faisant un bruit d'avion à réaction. Kirill soupire de nouveau.
-Ecoutes. Si nous désirrrons que cette entente soit corrrdiale il va nous falloirrr établirrr des rrrègles de...
Le chaton le regarde puis saute sur un oreiller, appliquant ses griffes sur la fabrique alors que Kirill l'attrape maladroitement.
-Non, non, Péga. Pas surrrr les coussins. Ca aussi on en a déjà parrrlé. Communique. Qu'est ce que tu veux?
Miaulement.
-Dorrrmirr? Dis moi que tu veux dorrrmirrr.
Miaulement plaintif. Kirill fronce les sourcils.
-Manger?
A ce son, les oreilles du chat se redressent et son ronronnement se fait caverneux. Kirill le regarde avec une sorte de lassitude sans méchanceté et éjecte sa couverture d'un coup de pied, sortant du lit sans prendre la peine de se vêtir. Ce n'est pas comme si Péga allait raconter ce qu'elle voyait, et la solitude offre des libertés que la société désapprouve malheureusement de manière fort conventionnelle et conventionnée. Baillant à s'en décrocher la machoire, le chaton serré contre sa poitrine, le mangemort se rend dans la cuisine de l'appartement avant de poser la petite bestiole sur le plan de travail, pointant un index sévère sur elle:
-Pas d'ânerrrrie. Je dois te trrrrouver ta...nourriturrre pourrr chaton.
Péga se roule surrr le dos, jouant du bout de la patte avec un bol qu'elle approche lentement mais sûrement du bord, avant de le pousser, Kirill le rattrapant in extremis.
-Je sais que ça ne te plaît pas, mais tu es un chat. Un chaton. Kitten. Et tu dois manger de la nourriturrrre pourr chaton jusqu'à ce que tu n'en sois plus un. Comme un petit humain. Les petits humains mangent des...cérrréales et d'autrrrres...choses sucrrrées. Jusqu'à devenirrrr des adultes. Ensuite, ces habitudes disparaissent. Je suis un peu différrrrent carrr je suis convalescent mais mon exemple n'est pas à rrreprrroduirre, tu comprrrrend?
Péga le fixe de ses orbes disparates, visiblement intriguées par ce grand bipède aussi blanc qu'elle, qui malgré sa sévérité d'apparence cède à tous ses caprices depuis bientôt près d'une semaine. Elle le mène à la baguette, elle le sent, elle l'a hameçonné par le bout du nez et elle pourra bientôt compter sur une place définitive sur le côté gauche du lit. Elle l'aime bien. Il est chaud. Une vraie petite bouillotte. Et il l'a sauvée. Tout animal a conscience de la chaine alimentaire et un protecteur-bouillotte ça ne court pas les rues. Et puis il a une drôle de fourrure blanche. Ca aussi, c'est amusant et rare. Il faudrait juste tirer un peu dessus, voir si c'est une vraie. Mais visiblement ça il n'aime pas, c'est comme les coups de griffes sur la peau, les papiers, le parquet, les rideaux, le lit, les meubles, les vêtements...il n'aime pas beaucoup de choses qui impliquent des griffes. Alors Péga le laisse remplir son petit bol bleu de pâté et le lui tendre avant de se jeter dessus comme la peste sur le bas clergé.
Kirill lui, la regarde faire, les bras croisés. Les potions de soin ont eu plus que le temps nécessaire pour agir et il a désormais récupéré l'usage de ses membres. De presque tous ses membres. Voir d'un oeil est étrange, comme...s'il manquait une dimension. Cette expérience entraîne également un terrible sentiment d'insécurité, tant l'angle mort de la vision devient important. Cette situation ne peut durer. Il s'auto-opérera s'il le faut, mais il ne restera pas borgne. Pas pour longtemps. Il faut juste attendre, attendre que tout se remette en place, attendre surtout que son psychisme soit de nouveau à la bonne place.
Kirill a beaucoup pensé durant sa convalescence. Pensé à la Russie, à Sergueï, à Dorian, à Wild,à tous ceux entre les mains desquels il a mis sa vie ou du moins, un fragment de celle ci, juste pour qu'ils la lâchent ou la brisent volontairement. Durant les heures passées devant sa fenêtre, il a fait le tri. Méthodiquement. Froidement. Jugeant morts ceux qu'il ne reverra jamais, en sursis ceux qu'il a l'intention d'effacer. Il a archivé. Avec précision.
Et comme une étincelle émanant d'un brasier depuis longtemps affaibli, l'inspiration est revenue. Ténue d'abord, puis de plus en plus vive et désormais, son bureau personnel, occupant une bonne partie du salon, est couvert de feuilles, certaines comportant des pensées, notes ou projets, d'autres étant marquée de croquis, peinte à l'aquarelle. Quelques toiles reposent contre un mur, achevées. Sur le papier de ses carnets, des libellules encore et toujours, des papillons, des chats, des lézards que l'aquarelle sublime de ses vert et de ses teintes dorées. Des oiseaux de paradis aux plumes criardes. Des dizaines d'esquisses de Péga. Puis des visages, des centaines de visages parfois à peine démarrés, parfois infiniment plus complexes. Des femmes aux étoles de soie, des hommes dans des manteaux d'hiver, de longues crinières blanches flottant au vent, des yeux d'un bleu glacé, des boucles blondes, brunes, rousses, des sourires et des froncements de sourcils. Des enfants. Des vieillards. Souvenirs du passé couchés sur le papier, fantômes du présent, visions d'un futur parfois fantasmé, parfois déprécié. Kirill a les mains tachées de peinture et d'encre ces derniers jours et il s'est même laissé aller à coller une tâche de rose sur le front de Péga, la petite chatte lui ayant par la suite mené une guerre sans pitié pour échapper au bain. Ses mains s'en souviennent encore.
D'un geste, Kirill saisit sa tasse de thé et la boit lentement, tournant la tête vers l'extérieur de la ville, que la lumière du soleil embrasse déjà et sous la lumière, son oeil se fait presque translucide. Il est prêt. Prêt à y retourner, envers et contre tout. Il y a mille raisons à ce soudain accord avec lui même, mais il n'en choisira qu'une pour justifier ce calme qui l'habite : c'est au plus bas, à la croisée des chemins et de la mort que la vérité frappe et elle l'a frappée dans l'estomac, en plein coeur, en pleine tête. Seul face au noir il a compris. Il a appris. A ne plus avoir peur. Jamais. De personne et surtout pas des ombres qui jusque là, malgré tous ses efforts et malgré son assurance d'être supérieur aux autres, ne cessait de le poursuivre, même de loin. Il a compris, accepté les faits, la tromperie.
Profondément noir, Kirill est pourtant toujours honnête et en cette période de deuil, de souffrance, il a accepté le mensonge des autres, cette morale moins violente et moins...libertaire, entraînant pourtant menteries, manipulation et calcul. En ce jour il cesse de s'opposer. Il accepte et se retire de l'arène, les yeux grands ouverts sur le monde. Il accepte. Il s'accepte également et ce sentiment d'avoir tout perdu, de ne plus rien posséder que son esprit et sa volonté de renaître lui donne une étrange énergie.
Une énergie que Péga semble posséder puisque d'un coup de tête elle envoie promener le bol à présent vide, qui va valser dans le vide, rattrapé encore une fois par Kirill.
-Péga! ça suffit maintenant! rrrregarrrdes toi tu agis comme un...
Elle le fixe et il soupire.
-Un animal. Un point pourrr toi. Ecoutes je fais de mon mieux pourrr te prrrocurrrer stabilité financièrrrre et affective, si tu veux que cette rrrrelation débouche surr autrrre chose qu'une association à courrrt terrrme je te conseille d'y mettrrrre du tien. La tâche de peinturrre surrr ton frrront était une errrreurrr. Mais je te trrrouve bien rrrancunièrrre.
La petite chatte se contente de frotter son oreille contre le bras de son maître, resté appuyé sur le plan de travail. Formidable. Il n'inspire pas même de terreur à ce félin à peine sorti de l'utérus de sa mère. Le retour au travail promet d'être glorieux. Alors qu'il se passe une main dans les cheveux et se redresse, Péga s'élance dans toute sa grâce de félin mal synchronisé vers le bord du plan de travail et se jette dans le vide, ses ailes tout juste apprivoisées la portant jusqu'à la faire se poser sur la tête du médecin. Il a depuis longtemps compris que c'est ainsi qu'elle guette et qu'elle surveille.
-Tu ne vas pas pouvoirrrr rrrester là indéfiniment. Je dois nourrrirr notrrrre maisonnée en me rrrendant au trrravail. Ne crrrois pas que ton trrrain de vie se finance seul. En outrrrre je ne peux pas t'emmener.
Cette fois des griffes éraflent légèrement son cuir chevelu et Kirill secoue la tête, attrapant Péga par la peau du cou une seconde fois.
-N'insistes pas c'est non.
Leurs yeux s'affrontent un moment et soudain, il soupire.
-Bien. Trrrrès bien. Mais si tu es confrrrontée à mon auguste patrrron -c'est le cas de le dirrre- horrrrs de question de me courrrirrr dans les pattes.
Un sourire étire ses lèvres et il place le petit animal sur son épaule. Il parle à son chat. Incroyable mais vrai. Il ne comprend pas ce qui l'anime quand il pose les yeux sur cette boule de poils ni pourquoi il a choisi de la secourir, mais elle comble un manque. Et ce manque désormais moins flagrant, associé à la sensation de tranquillité dans son coeur, achèvent de rendre Kirill décidé à revenir au sein du ministère, dans l'antre des mystères et des plus noirs secrets.
La science n'attends personne dit-on. Elle va l'attendre lui. Et elle n'est pas la seule qui pourra attendre, dans les mois qui suivront, une visite de courtoisie de sa part.
Il sourit.
Ne dit-on pas couramment...oeil pour oeil...et dent pour dent?
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| | | | | The night gets cold and the lights go out, the sun is gone behind the clouds (OS-Kirill) | |
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