Ils sont tous bourrés de cicatrices. De stigmates qui creusent l'âme et qui déciment les cœurs, tentant d'élargir entre eux un fossé que Ginny abhorre. C'est ce contre quoi elle se braque, ce qui a réduit à néant tous les discours muets qu'elle a pu ruminer et les formulations qu'elle a si longuement répétées, au profit d'une révélation lâchée sans grâce entre un envol de coussin et une porte entrouverte sur une tentative de fuite. Élan d'impulsivité, besoin de créer un nouveau lien, quelque chose,
quoi que ce soit qui puisse les rattacher les uns aux autres alors même que rien ne sera plus tout à fait comme avant. Quelque chose de neuf et de stable et de puissant, mais...
Ce sont les réactions qui le lui ont rappelé — irréprochables et terribles à la fois. Elle attend un
enfant et ça n'a rien de
stable et de certain. Étrangement, vocaliser cette réalité à l'attention de ses amis ne lui cause aucune... euphorie. Les parois du pessimisme tout neuf que son esprit construit et consolide pour cette occasion particulière sont toujours bien en place. A quoi s'attendait-elle ? A ce que leur approbation l'aide à
accepter elle-même, probablement.
Je m'en doutais, un peu. Venant de Luna le constat n'est pas surprenant. Ginny est un peu amère, elle, de ne pas avoir su.
Un peu amère de n'avoir pu le faire disparaître de par la seule force de son déni. L'absence de sa mère a rarement été aussi mordante qu'à cet instant, mais l'étreinte de Luna étouffe les griefs ravivés contre ce monde qui se disloque, les erreurs commises, la perte d'Harry survenue bien trop tôt.
Les Nargoles et les Vampires des Carpates n'auront qu'à bien se tenir. Je ne laisserais jamais rien lui arriver, Gin. Je te le promets. Elle force un sourire qui s'avère plus grimaçant qu'amusé et qui retombe aussitôt.
Ouais, enfin, si ça nait, déjà, lâche-t-elle avec un haussement d'épaules désabusé.
ça. Oups.
Je veux dire- il ou... elle, se rattrape-t-elle. Elle a encore du mal à assimiler, à se faire à l'idée... Mais surtout, comment leur avouer que le danger lui semble moins extérieur qu'intestin ? Qu'
elle est le
danger ?
Pourrie de l'intérieur, rongée tant par la haine que par une malédiction qui lentement se propage de son sang contaminé à cet être innocent qu'elle n'aurait jamais dû porter. Le front de Lou s'aligne contre le sien et Ginny s'oblige à ne pas bouger au départ, mais se déplace ensuite, ne gardant que leurs mains liées et masquant aussi subtilement que possible son malaise. La louve tapie en elle gronde sourdement, alerte, toujours curieuse des nouvelles senteurs qui se présentent mais agacée de les sentir très
humaines. Il y a des idées qui surgissent dans les pensées de Ginny, abruptement, comme des engueulades intérieure — des (
PACTE AVEC DES PROIES) lorsque les contacts avec des humains se
prolongent trop à son goût. Elle a si hâte que cette chose se loge profondément en elle et disparaisse les trois-quarts du temps. Elle en a tellement assez de ces premières semaines de cohabitation et du monstre qu'elle sent disparaître puis se manifester sans crier gare tandis que son corps s'y accoutume. Imposant ses avis, ses envies. Elle voudrait l'enterrer l'enterrer l'enterrer très loin au plus profond d'elle-même jusqu'à l'oublier tout à fait, mais le Mal est en elle et ronge ses chairs d'une façon dont rien ne pourra la délivrer. Les lèvres de la rouquine s'ourlent en une moue déterminée et butée lorsque Luna assène
Neville Longbottom, je le jure sur Merlin, Morgane et Gryffondor: si tu ne viens pas ici tout de suite, ce n'est pas un coussin que tu recevras la prochaine fois... — alors elle écarte un bras pour inviter à son tour la grande masse qu'est devenu le petit Neville qui lui marchait sur les pied au bal, du temps de Poudlard. Et c'est quand il approche qu'elle se
rend compte. Elle visualise presque les oreilles de sa louve qui se dressent d'intérêt — vision brève, flash de réalisation. Neville sent beaucoup les
émotions, mais il sent aussi
bien d'autres choses. La force animale incontrôlée logée sous l'épiderme, le sang gommé par l'eau mais incrusté dans les pores, il couve un monstre comme elle, ténu, bâillonné, partiel, mais fragrances
lupines quand même. Ce constat là accommode l'humaine et sa créature, les réconcilie, et enfin elles sourient en symbiose. Ginevra
s'apaise instinctivement à mesure qu'il approche, soulagée comme quand Rohan, June et les autres campent à ses côtés.
C'est bizarre, quand même. J'étais persuadée que Neville ne serait pas le parrain de tes enfants mais... Enfin, tu vois. Je suppose qu'être enceinte ressemble à ce que pourrait provoquer les Joncheruines sur moi. Neville se rétame au pied du lit et Ginny esquisse un sourire fatigué, mais plus vrai que les précédents. Envoie à Luna un coup de coude amical, dans le bras, s'assurant de ne pas atteindre son ventre rebondi dans le mouvement.
Et quoi d'autre, le père ? qu'elle raille en levant les yeux au ciel. Quelle drôle d'idée, Neville a toujours eu un faible pour Lou — et puis il y a eu Hannah Abbott, à en croire les rumeurs. Toutes deux blondes et empruntes de douceur, un peu éthérées, un peu tout ce que Ginny n'est pas avec sa fougue et sa nature plus brusque que tendre.
Elle, en tout cas, a toujours su qu'elle voulait porter les enfants d'Harry. Un jour.
Lointain. Pas à 22 ans à peine, pas sans bague au doigt, sans domicile fixe ni métier ; pas
lycanthrope à deux mornilles, pas en pleine guerre, pas avec Harry mort mort mort et tellement
mort même si Luna prétendait le contraire quelques heures plus tôt. Une douleur sourde cogne à ses tempes ; en résulte un regard exaspéré quand Neville balance
Je suis tellement, tellement désolé, en échouant auprès d'elles. Elle se rallonge à moitié, juste un peu surélevée sur le coude gauche, et loge son bras droit en travers de Luna pour fourrager mollement les boucles défaites surmontant l'air hagard de son vieil ami, dont les épaules basses semblent porter toutes les peines du monde. Le contact qu'il lui retourne est si timide et emprunté que ses doigts à elle migrent sur sa joue pour la pincer. Elle a toujours été si maladroite avec les étreintes groupées. Plus accoutumée aux contacts taquins, à la fois affectueux et vaches. Incapable de rester bien longtemps calée dans plusieurs paires de bras sans finir par chatouiller sauvagement les moindres côtes à sa portée pour s'extirper de là en riant aux éclats. Mais elle n'a pas la tête à rire, cette fois, et s'efforce de s'imprégner de leur présence, consciente qu'elle les regrettera aussitôt qu'ils auront quitté Storm's End en emportant leur chaleur avec eux.
Je suis tellement, tellement désolé, reprend-il, tout embourbé dans sa culpabilité ; Ginny plisse le nez. Les remords, ça
empeste. ça la soûle. Elle n'aime pas. ça lui rappelle Harry, angsty et rongé de l'intérieur et refusant de se laisser approcher. ça lui rappelle de mauvais moment, et c'est d'autant plus inconfortable lorsqu'elle songe à
Neville agonisant au sol à cause d'elle, à
Neville blessé par sa faute. Le voir se répandre en excuses après tout ça la rend malade.
On a assez souffert. On ne mérite pas ça... Quelques jours plus tôt, elle se serait roulée en pls dans un coin du lit et aurait dégueulé toutes les larmes de son corps en se faisant la même réflexion. Une part d'elle le pense, le
fait, geint muettement en soufflant que oui,
oui, c'est trop, trop lourd, beaucoup trop, qu'ils n'ont jamais demandé tout ça. Mais peut-être est-ce la force qu'elle puise en eux, à moins qu'avancer pas à pas vers le rétablissement l'anime d'une force nouvelle, naissante ; ou peut-être qu'elle a simplement épuisé ces derniers jours ses larmes pour toute une vie, elle qui déteste en verser — toujours est-il que ses traits restent stoïques et que son index poke rapidement la pommette saillante de Neville, une deux trois quatre fois l'air de dire
hush. Elle renifle légèrement, affichant un air désapprobateur surjoué.
Si ton ou ta filleul-e entend ça... Mais il n'a pas encore dit oui. Luna a parlé aussitôt et formulé des promesses, mais pas lui. C'est un choix lourd qu'elle lui impose cela dit, mine de rien, et heureusement les liens magiques ne se tissent qu'une fois l'enfant né (
ouais, enfin, si ça naît, raille encore une voix dans sa tête) ; elle a du mal à se projeter, mais ne peut qu'espérer que d'ici là la guerre aura été conclue et qu'il n'aura jamais à penser à donner sa vie au nom desdits liens.
Promis, je ferai mieux, je serai mieux... plus fort, et je ferai tout, promis, je ferai tout correctement... je suis tellement désolé. Ah ouais ? Mais moi j'veux pas d'un Neville hypothétique et différent et plus vas-savoir-quoi, elle rétorque en le toisant de son regard las mais ferme.
Sois juste... juste toi-même, s'il te plait. Les derniers mots sont presque murmurés ; elle s'éclaircit précautionneusement la gorge, un peu enrouée par l'émotion.
Maladroit, raisonnable, courageux et férocement loyal, ou quelque chose de cette trempe. Elle n'a aucune autre exigence.
Comme on t'a connu et appréciék, ajoute-t-elle tacitement. Mais comme souvent lorsqu'elle tente de l'assurer de sa propre valeur, ses mots tombent dans l'oreille d'un sourd. Il secoue juste légèrement la tête, l'air de dire
mouais, c'est ça, pas convaincu pour un sou, et Ginny échange avec Luna un regard dépité.
On s'est rencontrés il y a un peu plus de dix ans. Regardez où on en est aujourd'hui... qui aurait pu savoir. Oh.
Pas elle, en tout cas. Elle hoche lentement la tête, renvoyée à ses pensées de tout à l'heure. Son coude en faiblit — elle se rallonge prudemment, sur le dos cette fois. ça tiraille, mais c'est supportable.
Je pensais qu'à ce stade, je s'rais déjà titulaire chez les Harpies. Le Quidditch, son plus profond désir, son évidence devenue si
inaccessible avec le temps. C'est... déprimant.
Et vous ? Elle est curieuse, soudain, de découvrir leurs rêves d'avenir. Ce à quoi ils aspiraient avant que la guerre ne dégomme tout, eux y compris. Elle fixe le plafond comme elle l'a fait si souvent ces derniers jours, immobile tandis qu'ils répondent tour à tour, à se demander
pourquoi. Pourquoi ils n'ont pas eu droit à tout ça, après que leurs parents et tant d'autres aient donné de leurs forces et parfois leurs vies mêmes ou leur sanité d'esprit pour offrir à leur génération un monde meilleur. Pourquoi cette seconde guerre, pourquoi
Voldemort à nouveau, pourquoi pourquoi
pourquoi. Le mal de tête tambourine encore et encore aux parois de son crâne et elle pose une paume sur ses yeux, oscillant désagréablement entre désespoir et fureur.
Il n'est pas trop tard hein ? demande-t-elle finalement mue par le besoin de s'entendre dire que
tout n'est pas terminé.
On peut encore- on peut encore avoir tout ça. Cette fois il y a plus d'assurance dans sa voix. Son autre main, étendue à son côté, enserre le drap propre dont l'odeur de lessive disparait déjà, s'imprégnant de leurs parfums respectifs qui s'entremêlent.
On peut encore se raccrocher à ça, il faut juste- il suffit juste de mettre une raclée aux mangemorts. Juste ça. En prétendant que sa voix ne se brise pas, qu'une part d'elle n'est plus certaine que ce soit possible depuis qu'Harry l'a abandonnée, en prétendant que les murs du pessimisme qui l'emprisonnent désormais ne se resserrent pas autour d'elle en lui soufflant qu'ils ne s'en sortiront jamais. En prétendant qu'elle ne se sent pas
vide, vide et tellement
en colère souvent, tout le temps.
Et soudain- soudain elle se dit que peut-être,
peut-être qu'ils méritent qu'elle use de sa nouvelle condition pour les
fracasser. Que peut-être, quitte à devenir un monstre, elle devrait se faire les griffes et les crocs sur
leurs gorges à eux, à tous ces mangemorts, mais pas pour les laisser vivre, non, juste pour tous les saigner, leur faire payer
tout ça. Quelque part à l'arrière de ses pensées, la louve approuve la perspective avec délice.