Il aurait pu se contenter de regarder son cône de glace changer de main avant de se détourner. Caler les siennes au fond de ses poches et reporter son attention sur sa fille qui se tenait toujours près des cages de l'animalerie, à une dizaine de mètres de là. Il aurait pu mais il n'en fit rien. À lieu de ça, ses yeux bleus restèrent accrocher à ceux de la jeune écrivaine qui, loin de s'offusquer de sa remarque quelque peu cavalière, lui répondit sur le même ton charmeur avant de presser ses lèvres contre sa glace. Il pouvait presque sentir le goût de la vanille sur sa langue, dans sa bouche. Malgré sa jeunesse évidente, son geste était plus audacieux qu'innocent et Keziah sentit son sourire dévoiler un peu plus l'émail de ses dents. Elphaba Duchannes était joueuse ! « Allez-vous porter plainte, mh ? Ça dépend. Vous comptez encore essayé de m'arracher ma chemise ? » demanda-t-il en se penchant légèrement vers elle, l'effluve de son parfum venant alors lui chatouiller les narines. Un savant mélange d'encre et de parchemin derrière lequel se cachait un soupçon de vin blanc.

Puisqu'elle voulait jouer, il n'allait pas s'en priver ! Keziah était connu pour être un charmeur invétéré, surtout auprès de la gente féminine. Il n'avait aucun mal à séduire et il le savait. Il en jouait. Ajouté à son comportement de petit trublion malicieux et de provocateur hors pair, cela expliquait qu'il était loin de ne se faire que des amis, mais il s'en fichait. C'était dans sa nature profonde et il n'était pas près de s'en excuser. Il savait pourtant que cet aspect de sa personnalité lui venait presque exclusivement de son enfance parmi les forains, où il avait appris dès l'âge le plus tendre l'art des mots et de la manière pour mieux endormir son prochain. Un monde qu'il avait quitté depuis bien des années mais qu'il gardait indéniablement dans la peau. Il n'en avait pas honte. C'était ce qu'il était après tout, et cela ne voulait pas dire qu'il dupait toujours son entourage, ni même sa femme. Surtout pas sa femme.

« Imaginez si je devais porter plainte contre toutes les femmes qui se sont un jour pendues à mon bras, la Brigade Magique ne saurait plus quoi faire de tous ces dossiers ! » On aurait pu lui reprocher un manque flagrant de modestie s'il n'était pas aussi évident qu'il plaisantait. La conversation prit cependant une tournure plus sage lorsque la jeune femme évoqua à nouveau sa fille. Quatre ans. Elle était bien jeune, effectivement, pour porter un regard apparemment aussi sévère sur le monde. Il y avait beaucoup d'explications possibles à cela ceci dit. Il ne connaissait pas l'histoire de cette gamine ni même celle de sa mère après tout, mais cela ne lui coûtait rien d'éliminer au moins une piste. « Vous accepteriez que je fasse passer un petit test à Elsa ? Ce n'est rien de compliqué, vraiment, et je vous promets qu'elle prendra ça uniquement pour un jeu. Ma fille peut le faire avec elle même. J'ai juste besoin d'un parchemin et d'une plume. »

Il n'avait pas besoin de lui en dire plus. Si le test s'avérait conclusif, et statistiquement les chances étaient maigres, alors il verrait si cela était nécessaire de lui parler plus longuement de ce qu'était la douance et de ce que cela impliquait de vivre avec un enfant doté de ce don parfois empoisonné. Avant cela, il ne voyait pas l'intérêt de l'inquiéter pour rien.

« Monsieur Sourire aurait-il un vaste tableau de conquêtes.. ? Mais seulement une qui importe, » rétorqua-t-il du tac-au-tac, sans se donner la peine d'extrapoler sur le sujet. Il préférait laisser planer le suspens. Parlait-il d'une femme en particulier ? Celle qui se cachait derrière l'anneau de promesses à sa main gauche ou encore dans l'enfant qui l'accompagnait ? Ou la seule conquête qui importait n'était-elle pas toujours la suivante, finalement ? Celle que l'on n'avait pas encore croquée. « Schopenhauer disait : "la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui". La souffrance du désir insatisfait, l'ennui de ce que l'on a obtenu. Si vous voulez mon avis, ce ne devait pas être un bonhomme très rigolo quand même. » Il rit doucement. Ce petit jeu qu'ils jouaient tous les deux ne portait pas à conséquence. Elphaba Duchannes était une jeune femme charmante, il n'était même pas question de le nier, mais ça s'arrêtait là, et il était certain que le sentiment était partagé. Il doutait en effet fortement qu'elle ait une quelconque envie de défaire sa chemise pour de vrai et ses conquêtes à lui n'étaient plus faites de chaire depuis bien des années. Il avait était un adolescent volage mais un homme fidèle.

Leur regard se reportèrent vers leurs filles respectives et Keziah esquissa un sourire à la remarque de son interlocutrice. Il ne savait pas s'il avait le don de faire fondre les petites filles, ceci dit il avait toujours eu le contact facile avec les enfants. Il les intriguait souvent avec ses bizarreries, ses tours de passe-passe, sa manière de se comporter différemment des adultes en général. Lui adorait leur franchise, leur naïveté, leurs certitudes et leurs doutes. Il ne les prenait jamais non plus pour des billes, comme s'ils avaient été des êtres humains pas encore tout à fait performants qu'il fallait ménager. Chez les forains, les enfants étaient traités de la même manière que les adultes, c'était parfois une bonne chose, parfois moins, mais il en avait conservé l'habitude de ne pas faire de différence quand il s'adressait aux uns ou aux autres.

« Si je me prends un râteau, tant pis, je l'aurai bien cherché, mais j'espère que vous serez là pour me consoler. Je suis plus sensible que je le laisse paraître. Rentrons chez Fleury & Bott, on verra bien. En plus, il tira une étrange montre à gousset de son veston – il y avait bien trop d'aiguilles, aucun chiffre mais des planètes gravitant les unes autour des autres et des symboles mystérieux – et y jeta un œil avant de hausser les sourcils, je vous ai kidnappé un peu plus longtemps que prévu, j'en ai peur. Notre cher Mr Fleury risque de faire une attaque et je m'en voudrais d'en être en partie responsable. Vous êtes prête à retourner au charbon ? » demanda-t-il alors avec un sourire. Il lui aurait bien volontiers tendu son bras, mais il refréna cet élan gentleman. Pour une raison évidente, il doutait que les deux gamines les accompagnant apprécient le geste... Au lieu de regards désapprobateurs, ils eurent tout de même le droit à leurs protestations quand il vinrent les arracher à la vitrine d'Eeylops.


« C'est quoi ? Une sorte de puzzle. Je dessine le début et, toi, tu peux deviner la suite si tu veux. Pourquoi ? Il paraît que c'est un code secret qu'utilisent les fées pour communiquer entre elles. C'est comme ça qu'elles auraient inventées la poudre qui permet aux humains de voler. Elsa le toisa avec un regard si incrédule que Keziah eut un rire amusé. Je sais, c'est n'importe quoi. En fait il n'y a aucune raison, c'est juste pour passer le temps. » Elle n'avait toujours pas l'air très convaincue mais le fait qu'il se montre honnête suffit au moins à convaincre la gamine de s’asseoir avec lui à la table où il s'était isolé. Elphaba s'en était retournée à ses dédicaces, quant à Louise elle s'était recroquevillée dans un coin pour commencer à dévorer le recueil que la mère d'Elsa lui avait offert un peu plus tôt, et elle n'était pas prête d'en relever les yeux. Keziah trempa alors sa plume dans l'encrier et continua à dessiner plusieurs fleurs, dont à chaque fois il coloriait un certain nombre de pétales. De temps à autre, il retournait la feuille et laissait le soin à Elsa de compléter comme il lui semblait bon de le faire. Il ne disait jamais rien quand elle la lui rendait, se contentant simplement de reprendre la série avec de motifs différents. « Tu as hérité du don de métamorphomagie de ta mère, n'est-ce pas ? C'est cool. Ma mère était une animagus, elle. Elle se transformait en loup. Quand j'étais petit elle me baladait sur son dos, j'étais fier comme un gobelin. »