C'était une soirée paisible. Allongé sur un banc de pierre de l'une des petites cours intérieures carrées que l'on trouvait à Poudlard, Keziah profitait de la douceur de l'air tant que la majorité de ses camarades était occupée à faire tinter ses couverts contre son assiette sous la voûte enchantée de la Grande Salle. Vivre dans un château où se côtoyaient jour après jour plusieurs centaines de personnes avait cela de désavantageux que toute notion d'intimité trouvait rapidement ses limites. Chambre commune, salle commune, repas communs... Il était difficile d'échapper à la proximité que les murs millénaires du vieux château imposaient autour d'eux. Keziah n'avait jamais tout à fait réussit à s'y faire, lui qui avait grandi avec le bandeau infini de l'asphalte pour seul horizon. Il avait quitté des pays de lumière, des fontaines de joie, de rires et de chants, pour ça, les ombres de ces tours pointues et menaçantes. C'est ce qu'il se disait parfois, comme s'il avait été porteur de la malédiction du sang nomade, avant de se rappeler qu'elle était là, la malédiction, dans cette errance sans fin à travers le monde, sans jamais se reposer, sans jamais trouver sa place.

La vérité c'est qu'il ne savait plus. Il avait la désagréable impression de se trouver face à deux portes tandis qu'un troll des montagnes particulièrement nauséabond et patibulaire lui aurait hurlé de faire son choix s'il ne voulait pas tâter de sa massue, l'empêchant par là même de réfléchir deux secondes au problème et de prendre la moindre décision. Mephistopheles avait pris la sienne, lui. Il était resté parmi les caravanes. Il avait tourné le dos à Poudlard. Tu lorgnes ce qu'ils ont de plus beau. Ils te le pardonneront jamais. Reste toi aussi. C'est la dernière chose qu'il lui avait dite. Keziah s'était contenté de sourire doucement. Il avait attrapé son frère de cœur par la nuque et l'avait tiré à lui jusqu'à ce que leurs fronts se heurtent puis il avait tourné les talons et était reparti sans un regard en arrière. Tous ces trésors, ce n'était possible qu'ils soit restés comme ça, pas touchables, pas cachés. Il se sentait l'âme d'un accoucheur. Ce n'étaient plus des bras mais des forceps ses bras et il rêvait de les plonger là-dedans, dans cette vie qui ne demandait qu'à ce qu'il s'empare d'elle. Il y avait un désir en lui qui ne demandait qu'à se réveiller, mais il était aussi terrifié que fasciné à cette idée.

Keziah laissa échapper un soupire las tout en se redressant brusquement sur son banc. Il devait arrêter de songer à cela ou bien il allait finir par devenir dingue. Au-dessus de lui, une formation d'hirondelles zébra le ciel d'un vol rapide et il décida de les imiter. Il interrompit définitivement le cours de ses pensées en remuant la tête de droite à gauche et se remit alors sur ses jambes. La solitude avait du bon mais jusqu'à un certain point. Il lui fallait de l'action, de l'animation, n'importe quoi qui puisse lui occuper l'esprit. Par instinct, c'est vers sa propre maison qu'il dirigea ses pas, pourtant c'est une serpentarde particulièrement éméchée qui jaillit sur son chemin et finit pendue à son bras.

Elli Llewellyn était décidément un drôle de numéro. Elle faisait partie de cette espèce rare particulièrement bruyante et envahissante dont on s'accommodait pourtant avec une étonnante facilité. Partout où elle déboulait, elle donnait l'impression de pomper tout l'oxygène de la pièce tout en y apportant un vent de folie et de bonne humeur. C'était paradoxal mais c'était la meilleure façon qu'il avait trouvé pour la décrire. Elle fascinait les gens, Elli. Qu'ils l'aiment ou qu'ils la détestent, elle ne les laissait jamais indifférents. Keziah l'appréciait, lui. Il la trouvait rigolote avec ses éclats de rire, ses coups de sang, ses caprices dignes d'une enfant de huit ans et ses airs taquins. Depuis six ans qu'ils se connaissaient, elle ne lui avait jamais pris la tête à défaut de lui avoir plus d'une fois cassé les oreilles. Un peu comme maintenant quoi.

« Voilà celui que je cherchais. Quelqu'un digne de compagnie pour fêter la brillante victoire de mon équipe qui vous a laminé dans les règles de l'art. Grand bien t'en fasse mon capitaine ! Je laisse le soin aux demeurés sans cervelle de ma maison de s’apitoyer sur cette terrible nouvelle. » Keziah n'aimait pas le Quidditch. Il n'avait jamais vu l'intérêt de perdre son temps avec un jeu aussi idiot et, en plus, il avait le vertige, ce qu'il évitait toutefois de colporter sur tous les toits, préférant de loin passer pour un sale con arrogant – réputation qu'il avait déjà – plutôt que pour un pétochard. « Dis donc, t'es déjà sacrément attaquée toi, s'amusa-t-il en venant humer l'air près du visage de sa camarade. Pur-Feu vieillit en fût de chêne ? Sois pas chiche, donne m'en Pour te faire pardonner d'avoir ridiculiser Serdaigle aujourd'hui. J'espère au moins que t'as envoyé un cognard à ce crétin de Marcus Tolliver. Il doit être en train de manger son maillot à l'heure qu'il est ; il avait parié avec Flint qu'il parviendrait à te faire tomber de ton balais cette fois. Crétin, » répéta-t-il en donnant une pichenette affectueuse sur le bout du nez de la Llewellyn.

Leur amitié est facile et aisée, d'une rare connivence qui ne s'encombre de rien et qui n'esquinte pas l'esprit. Elli se demandait souvent comment Campbell et elle pouvaient vraiment être amis, ou du tout moins bien s'entendre quand tout les oppose diamétralement. C'était comme tenter de faire cohabiter le feu et la glace, ou quelque chose dans ce goût là (et probablement avec une belle métaphore d'opposés). Mais Keziah était la personne idéale qui pouvait à la fois contenir Elli et la supporter dans tout son panache et sa fougue, calme mais avec assez de répondant pour que ce soit intéressant. Elle respectait sa bizarrerie et ne l'interrogeait jamais, ne la remettait même jamais en question; il était comme ça et elle le prenait entier; ce qui ne l'empêche jamais de le taquiner. Elle a deviné facilement l'aversion de Keziah pour le Quidditch voire pour le vol en règle générale et elle ne manque jamais de l'attaquer sur ce sujet. « Oh, ben c'est certain que c'est un expert qui parle de la question ! C'est à croire que c'est toi qui a composé l'équipe tant ils ont été pathétiques. Tu pourrais quand même me féliciter correctement... », rit-elle, un peu aguicheuse, avant d'éclater de rire quand il mentionne son état plus qu'éméché. « On a pas attendu pour fêter la victoire des vrais bonshommes, fait-elle. Et je vois qu'encore une fois, c'est un expert qui parle, mais que cette fois, il s'y connaît un peu mieux. » Elle lui adresse un odieux sourire moqueur avant de lui glisser sa bouteille dans les mains pour l'autoriser à boire lui aussi. « J'ai rien à me faire pardonner, boude-t-elle un peu avant de s'enflammer : Je lui ai démoli la mâchoire, tu veux dire ? Il ne pourra rien manger d'autre que de la purée et de la compote pour les jours à venir, même le jus de citrouille sera trop acide. J'avais entendu parlé de ce pari, je me suis chargée de lui montrer qu'on ne parie contre moi sans s'y casser les dents. » Elle éclate de rire, amusée par sa propre vanne stupide et définitivement bien atteinte par les effets de l'alcool. 

Tout bien considéré, elle ne retournera pas dans la salle commune, elle se trouve bien, là, en compagnie du Serdaigle qui boit lui aussi au goulot de cette bouteille dérobée dans la cave familiale (son père hurlera quand il découvrira que c'est du sirop qui remplace l'alcool dans la bouteille déguisée. ) « Tu faisais quoi ? » demande-elle sans vraiment s'intéresser à la réponse, puisqu'elle attrape la main du jeune homme pour le tirer à sa suite « Viens, on va ailleurs, dans un endroit plus tranquille. » Elle montre d'un doigt la bouteille. Se faire attraper par un professeur dans son état, avec l'arme du crime non loin lui ôterait tout le plaisir d'avoir gagné ce match et hissé sa maison en tête pour la Coupe. Clopin-clopant, entre deux fous-rires étouffés, ils arrivent finalement dans l'une des vielles tours du Château, laissée à l'abandon, et surtout l'un de leur lieu de prédilection pour se retrouver – les murs doivent se souvenir de leur dernier tête à tête, d'ailleurs. L'idée est plaisante, mais prématurée. « J'me suis chargée de Tolliver, on fait quoi, avec Flint ? »

« Pas besoin d'être un as du balais pour composer une équipe de Quidditch qui tienne la route. La tactique n'a pas qu'à voir avec la pratique. Tiens, je suis même sûr que je ferais un meilleur capitaine que Tolliver – à défaut d'être meilleur poursuiveur. Mais soit, félicitation tigresse, tu l'as mérité, » ajouta-t-il avant de se pencher vers elle et de venir l'embrasser sur la joue. C'est à ce moment que Keziah sentit le whisky Pur-Feu dans l'haleine de sa camarade, et qu'il en profita pour lui taxer sa bouteille. Elli, elle, était d'ors et déjà lancée dans le récit plus ou moins détaillé du châtiment qu'elle avait infligé à son homologue bleu et argent, lui qui avait eu l'affront de parier sur son dos. Elle était remontée comme une montre à gousset, ce qui était plutôt amusant à voir. Elli était entière, spontanée, le genre de personne qui ne savait pas vraiment dissimuler ses émotions, et c'était peut-être la qualité qu'il appréciait le plus chez elle. Et chez Vic. Les gens honnêtes étaient de terribles menteurs. Un constat qui lui faisait souvent se demander ce que ça faisait de lui... Mais peu importe.

Keziah prit une franche lampée d'alcool à même le goulot de la bouteille. Paaarfait, pensa-t-il dans le même temps, en imaginant la tête de Tolliver sur son lit d'infirmerie. Il éprouvait une certaine satisfaction à savoir son camarade de maison à la fois blessé dans sa chaire et dans son ego. Ce n'était pas très classe de sa part, mais le bellâtre s'était attiré ses foudres le jour où il s'était mis à tourner autour d'une certaine irlandaise aux yeux verts. Chose que Keziah n'était pas près de reconnaître. Il n'arrivait toujours pas à se l'avouer à lui-même, alors bon... « Tu faisais quoi ? La serpentard le ramena à des considérations plus présentes. Je cherchais à t'éviter, mais c'est raté, » rétorqua-t-il du tac-au-tac, pas sérieux pour deux noises. Il n'avait pas très envie de parler de ses problèmes existentiels. De toute façon, Elli ne semblait pas attendre une réponse sérieuse puisqu'elle l'attrapa aussitôt par la main pour l'emmener ailleurs. Et elle avait raison. Il n'avait pas plus envie qu'elle de se faire pincer par un prof en possession d'une boisson illicite.

Moins de dix minutes plus tard, ils arrivèrent dans une vieille salle de classe laissée à l'abandon, où ils avaient l'habitude de se rendre lorsque le besoin de se retrouver en tête-à-tête se faisait sentir. Keziah s'assit sur l'un des bureaux branlants et tira hors de sa cachette la bouteille qu'il avait dissimulé sous sa chemise le temps du trajet. « J'me suis chargée de Tolliver, on fait quoi, avec Flint ? Pourquoi Flint ? Il n'a pas parié contre toi, lui. Oh et après tout pourquoi pas ! Ça servira d'exemple à tout ceux qui auraient dans l'idée de faire un pari sur le dos de la grande Elli Llewellyn ! » Il avait haussé les sourcils avant d'en faire de même avec ses épaules. Il se fichait de Flint autant que de Tolliver, mais une idée particulièrement mesquine lui vint soudain à l'esprit et un large sourire malicieux se dessina sur son visage. « Je sais. On peut faire d'une pierre deux coups. Il faudrait rédiger une déclaration d'amour à un prof. McGonagall, par exemple, elle serait parfaite. Il suffit de signer avec le nom de Flint mais d'imiter l'écriture de Tolliver. C'est tellement stupide que McGo pensera forcément à un canular. Flint aura l'air très bête un petit moment mais ça ne devrait pas être difficile de remonter jusqu'à Tolliver. Ses déboires ne vont pas tarder à se savoir et il pourrait même très bien vouloir se venger lui-même. Il suffit de lui filer un coup de pouce. »