Le silence. Il était devenu omniprésent, comme une châpe de plomb rassurante ou un vieux manteau dans lequel Keziah aimait s'emmitouffler des heures durant. Il l'apaisait, d'une certaine manière. Le monde dehors était rempli de bruits, lui, des cris des uns et des pleurs des autres mais, ici, derrière les murs épais du Département des Mystères, tout était si calme. L'illusion d'un semblant de paix. La guerre n'en avait pourtant pas fini de gronder à l'extérieur mais il avait délibéremment fait le choix de l'oublier. Keziah avait perdu toute notion du temps. Les jours, les nuits, se succédaient et se fondaient l'un dans l'autre. Cela faisait des semaines maintenant qu'il n'avait quasiment pas quitter son bureau. Il mangeait peu, dormait encore moins, s'affairant, pesant, distillant, calculant l'alignement des astres, griffonnant des notes qu'il ne cessait de corriger et de raturer jusqu'à ce que la fatigue lui brûle les yeux, le démange dans tous le corps puis finisse par avoir du combat qu'il menait contre lui-même. Alors il sombrait. Une, peut-être deux heures de sommeil sans rêve avant qu'une pensée ne le réveille en susrsaut et que sa plume ne se remette à courir frénétiquement d'un bord à l'autre d'une feuille de parchemin.
L'ajustement du dosage du venin d'acromentule semble avoir eu un effet positif. La présence de nécroses internes a pu être maîtrisée. Légère inflamation persistante des muqueuses ne présentant cependant pas d'incohérence avec la symptomatologie de l'agent pathogène. Keziah marqua un temps d'arrêt. Il releva finalement sa plume et la plongea dans l'encrier posé à côté de lui avant de laisser son regard dévier vers le cadavre de souris punaisé un peu plus loin sur une planche en bois. Une moue lui échappa alors. Il détestait ça, ces viscères à l'air et la légère odeur de mort qu'elles faisaient planer sur la pièce. Il devait pourtant bien y refourrer le nez, et c'est ce qu'il s'apprêtait à faire quand la porte de son bureau s'ouvrit brusquement à la volée.
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Monsieur ! Monsieur, il se passe quelque-chose au niveau B. Je crois que... que vous devriez venir voir.Keziah dut froncer les sourcils et se concentrer un moment avant de remettre le visage de l'homme qui venait de faire irruption. Orwell, ou Powell, quelque-chose dans ce genre là. Un garçon insignifiant, d'à peine trente ans, auquel il n'avait jamais prêté attention jusque-là, encore moins lorsqu'il avait compris que Rookwood lui avait confié il ne savait quelle tâche ingrate au sein de leur petit projet classé ultra secret. Un frisson désagréable remonta pourtant le long de son échine lorsque l'homme mentionna le niveau B et Keziah sentit son visage s'assombrir.
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Voyez ça avec Rookwood. Je ne m'occupe pas du niveau B, lâcha-t-il sur un ton sec avant de faire mine de replonger dans sa paperasse.
Je ne veux même pas en entendre parler._
Mais monsieur Rookwood est absent et... Et vous devriez vraiment venir. Je crois que ça fonctionne.Sa dernière phrase tomba sur la pièce comme un couperet. Keziah releva alors lentement les yeux et soutint son regard. L'excitation à la fois jubilatoire et craintive qu'il y lut lui donna soudain envie de vomir mais il parvint à ravaler la boule qui se formait déjà dans sa gorge. Powell venait de faire éclater sa bulle de silence aussi facilement qu'une bourrasque de vent renversait un château de cartes et, soudain, le vacarme du monde lui revint en plein au visage. Avec des gestes lents et précautionneux, Keziah posa sa plume. Il se leva, attacha un à un les boutons de son veston, puis seulement daigna-t-il faire signe à l'autre d'ouvrir le chemin. Il était temps. Temps pour lui de faire à nouveau face au monde.
Son cœur battait à tout rompre contre ses côtes quand la porte n°6 s'ouvrit. Plus ils s'étaient approchés, plus il lui avait semblé se transformer en un véritable tambour de guerre lui comprimant de plus en plus la poitrine, comme un étau que l'on aurait reserré jusqu'à ce qu'il implose. Rien n'aurait pu le préparer au spectacle que le lourd battant en bois dévoila, pourtant. La pièce était petite, sans fenêtre, mais confortable. Elle aurait pu passer pour une banale chambre d'enfant si celui allongé sur le lit en face d'eux avait cessé de se tordre dans tous les sens comme si son corps subissait l'asaut répété de puissantes décharges électriques. L'horreur avait enfin un visage. Celle d'un garçon, les yeux écarquillés vers le plafond, les doigts tendus devant lui comme des griffes et la bouche grande ouverte, essayant désespéremment d'aspirer l'air dans des râles animales qui firent reculer Keziah d'un pas.
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Qu'est-ce qu'il lui arrive ?_
C'est l'essence de Belladone. Il délire.Il n'avait pas répondu tout de suite, trop estomaqué par la vision de l'enfant rendu fou par la fièvre. Pourtant, Keziah ne resta pas planté sur ses jambes. Tout en lui aurait préféré fuir. Cela aurait été si simple de fermer les yeux, de tourner le dos à ce cauchemar et de s'en retourner d'où il venait, dans sa tour d'ivoire, là où il aurait pu continuer à prétendre que rien de tout cela n'existait. Si simple, oui, mais son corps le porta en avant et il avala en deux enjambées les quelques mètres qui le séparaient du lit au pied duquel il s'accroupit.
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Regarde-moi. Regarde-moi ! cria-t-il presque en saisissant brusquement la main du garçon pour le forcer à porter son attention sur lui. Ce qu'il fit. Ses pâles yeux bleus voilés de cauchemars croisèrent les siens et Keziah aperçu alors une faible lueur de vie s'allumer au milieu de l'orage.
Ça va aller, je te tiens. Tu le sens ? Pour toute réponse, le garçon serra si fort sa main dans la sienne que le blondin crut qu'il allait lui briser les doigts.
N'ai pas peur, ça va aller. Je suis là. Je ne partirai pas, c'est promis. Écoutes ma voix. Écoutes simplement ma voix et laisse partir tout ce qui te fait peur. Inspire, et laisse la peur couler le long de ton bras jusque dans ma main. Tu la sens partir ? C'est ça. C'est ça, c'est très bien, continua-t-il de la même voix douce et tranquille alors que la respiration de l'enfant ralentissait peu à peu.
Imagine la mer. Tu es face à elle et tu regardes les vagues s'échouer sur la plages. Elles vont et viennent doucement. C'est agréable, non ? Il n'y a plus de raison d'avoir peur, c'est fini. Sa main libre se posa sur le front moite et brûlant du garçon et il lui caressa tendrement les cheveux alors que ses yeux se fermaient lentement.
Tout va bien, je suis là. Tu peux lâcher prise maintenant. Tout ira bien. Tu peux lâcher prise.Il ne sait pas combien de temps il lui parla encore. Il était hors du temps à nouveau et seul importait que la litanie de sa voix continue. L'enfant avait finit par fermer les yeux. Il avait entendu son souffle ralentir, puis disparaître, mais il ne s'arrêta pas pour autant. Il fallut que Powell intervienne pour le rappeler au temps présent.
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Il est mort ?_
Oui, répondit-il le plus simplement du monde.
Puis plus rien. Le regard sans teint, la respiration calme, il observa le garçon un moment. Son visage apaisé, ses boucles blondes trempées de sueur, sa bouche entrouverte. Il essaya de s’en émouvoir, de ressentir quelque-chose, n'importe quoi, mais rien. Il n’y avait que silence en lui, qu’un grand vide dérangeant. Ses bras retombèrent alors le long de son corps. Il ne s'en rendit pas compte mais ses poings se serrèrent si fort que les jointures de ses doigts devinrent aussi blanche que son visage. Il avait comme un serpent dans le ventre, semblable à un animal blessé. Il remuait, ondulait, tortillait, mais pas de colère. C’était autre chose. Une chose à laquelle il ne pouvait penser, une chose à laquelle il ne
voulait pas penser. Le bout de sa langue pointa alors hors de sa bouche comme si il avait voulu goutter l’air mais lorsqu’il goûta à la saveur salée d’une fine pellicule de sueur déposée sur ses lèvres, sa main libre se leva brusquement et vint essuyer maladroitement son front fiévreux. Des frissons parcouraient sa peau transie. Il avait froid tout d'un coup. Tellement froid. Il ne sentit même pas la bile remonter dans sa gorge et dut s'écarter brusquement pour ne se vomir sur les genoux.
Le fracas du monde lui hurlait dans les oreilles.