| Il caressa du bout des doigts la courbe souple de la guitare, comme si elle risquait de se briser à chaque instant, à chaque souffle un peu trop bruyant, à chaque vibration un peu trop violente. Ses doigts se posèrent avidement sur les cordes râpeuses de l’instrument. Toutes les possibilités qu’elles offraient lui faisaient presque tourner la tête. Il ne put s’empêcher de les gratter légèrement, libérant des sons sourds presque désagréables, mais que son esprit transforma en promesse de liberté, d’euphorie et de puissance. Il se sentait prêt à tout, cette guitare entre les mains, les feuilles blanches étalées devant lui et les bières fraichement ouvertes sur la table. La guitare lui avait été offerte il y avait des années de ça par la famille Wood. Son âge pouvait se lire sur son flanc décoloré par les frottements du corps de Prendahl contre le bois. Il tenait plus à l’instrument qu’il aurait bien voulu le dire, mais ça se lisait dans ses yeux. Comme une petite étincelle, une lueur dans son regard qui laissait à peine entre-apercevoir tous les souvenirs qu'elle lui rappelait. Il la trimballait, sortait, rangeait, bougeait depuis des années, mais elle était la seule qui n’avait pas vu une seule fois la scène. Peut-être la seule qui n’avait pas subi les sortilèges qui permettaient à leurs instruments de reproduire les musiques que l’on avait déjà jouées dessus. La seule qui ne devait la beauté claire de ses notes qu’au talent pur et direct d’Absolem. La seule qu’il considérait comme sa guitare et regretterait de perdre. Les autres finissaient la plupart du temps cassées, jetées, dédaignées, comme les fans, au bout de quelques représentations. Elle, était irremplaçable et c’était toujours celle-ci qu’il prenait en main avec délectation quand il s’agissait de faire naître de nouveaux morceaux sous leur plume.
Il faisait face à Lilith, assis sur le bord de sa chaise, comme s’il était prêt à bondir à tout moment sur ses pieds pour arpenter la salle comme il arpentait la scène, rageusement. La guitare était un poids rassurant sur ses cuisses, comme l’était la tête de Nephtys sur son ventre ou celle de Lilith sur son épaule. Il écrasa le mégot de la cigarette moldue qu’il tenait jusque là coincée entre ses lèvres sur la table, trop prêt sans doute des feuilles vierges pour que ce soit prudent. Nepthys l’avait contaminé avec ses saloperies. Ce n’était même pas aussi bon que les clopes sorcières, pas aussi puissant que l’Orviétan, pas aussi doux que la bière et pourtant, les paquets commençaient lentement à coloniser son appartement, se mêlant discrètement à toutes ses autres drogues. C’était une lente colonisation que Prendahl ne craignait qu’à moitié. Voire pas du tout. Le mégot finit par atterrir à côté de la poubelle, rebondissant sur le bord quand Prendahl tenta d’agir comme un être civilisé. Pas que ça le gêne, au fond, de voir ses clopes finies traîner un peu partout. Il n’aimait juste pas qu’on lui prenne la tête pour lui dire d’être « propre » après. Il ne le leva pas pour jeter définitivement le reste du mégot. Les feuilles allaient bientôt le rejoindre, froissées, gribouillées, pliées, roulées furieusement en boule ; inutile de se lever. Il connaissait leur manière d’être, de travailler, de créer et composer. Lilith pouvait toujours le surprendre dans la manière dont elle insufflait la vie dans chaque mot de chaque chanson et Nephtys dans la manière dont elle martyrisait sa batterie pour en extraire la moindre goûte d’énergie, mais plus encore, c’était leur dynamique et l’étrange équipe qu’ils formaient qui ne le lassaient jamais. Quand la pièce s’enfumait, quand les esprits s’échauffaient, quand les mots devenaient des notes et les notes des mots, quand ils gribouillaient aléatoirement des choses sans savoir ce qu’ils recherchaient vraiment, une essence, une sensation, une envie ou un rêve ... Il n’aurait sacrifié cela pour rien au monde. Même l’action du gouvernement, même le lent poison qu’il infusait dans leur art ne lui permettait pas de renoncer et de détester ça. C’était eux après tout, c’était tout ce qu’il était devenu. Lui enlever la musique, au même titre que lui enlever l’Orviétan ou les filles était une mise à mort lente, douloureuse, où l’on était assuré que son agonie ne serait qu’une lente dépravation de toute sa personne. Le gouvernement ne pouvait pas autant le tuer que s’il lui arrachait ses racines.
Il faisait face à Lilith, différemment de la manière dont il faisait face à Aspen. Envers l’homme, il n’était qu’hostilité, rancune, douleur, colère à peine contenue plus de quelques minutes et parfois même, haine. Envers Aspen, il n’était qu’un être furieux et rancunier, blessé par le musicien qui lui avait tourné le dos quand il avait besoin de lui. Furieux contre lui-même d’avoir besoin du Wood. Face à Lilith, il aurait pu être une façade montée de toute pièce que l'illusion n'aurait eu consistance qu'aux yeux de la chanteuse. Ses sentiments n'étaient pas secrets avec Lilith. Si au début, cette idée l'avait dérangé, le temps lui avait appris à ne plus s'en soucier, au point même de parfois s'en réjouir. Il n'avait pas besoin des mots pour dire ce qu'il ressentait. D'autres fois, il aurait préféré que ce qui régnait dans son cœur, reste dans son cœur et ne se repende pas dans la conscience de Lilith. Elle pouvait s'en doute sentir son excitation, son envie de se jeter dans la musique, la joie enfantine qu'il ressentait avec sa guitare sur ses genoux tressautant et ses mains comme sur le point de prendre vie indépendamment de sa volonté. Elle pouvait sans doute aussi, ressentir l'amertume et l'inquiétude, mêlés et emmêlés pour former un détonant cocktail qu'il cherchait à enfouir à tout prix. Un peu malgré lui, de temps en temps, comme des pulses venues de nulle part, « musique » se mettait à rimer avec « torture ». Il chassait toujours au plus vite ses pensées, mais elles étaient toujours là, juste tapies dans l'ombre de son cerveau, attendant un autre moment propice pour débouler et tout gâcher.
Avec Lilith, il ne prenait pas la peine de tenir sa tête fièrement relevée, bravache et hostile. Il tenait sa guitare comme s’il tenait une partie de sa vie entre ses mains, sans vraiment y faire attention, sans même vraiment le savoir. Ses yeux bleus n’habitaient pas une lueur de provocation, mais un mélange d’envie, d’espoir et de rêve. Son corps ne traduisait pas une menace certaine, un caractère au bord de l’explosion et ses lèvres étaient affublées d’un petit sourire joyeux et excité, loin de celui goguenard et arrogant qu’il affichait quasiment en permanence en présence d’inconnus. Mais il n’avait beau pas les porter telles des emblèmes perverties, il n’était pas difficile de creuser pour les retrouver, elles n’étaient finalement jamais bien loin. Il n’avait juste pas besoin d’être cet homme là avec Lilith.
La création de leur musique était l’une des choses qu’il préférait dans son métier et se retrouver face à la chanteuse, l’esprit prêt à faire jaillir des notes et mots nouveaux, prêt à mettre sur papier les rêves d’une génération et les leurs, prêt à créer autant pas nécessité que plaisir, tout ça était quelque chose que Prendahl n’aurait pas su décrire avec exactitude. Il n’en avait même pas envie. Les mots n’étaient pas toujours une bonne chose.
Se passant une main dans les cheveux, ses jambes agitées de tressautements volontaires, il lança finalement, quand la chanteuse s'installa à la table pour ce qui promettait d'être une longue recherche de nouveaux morceaux : - T'es prête ? Le ton était empreint d'un défi amical, qui traduisait son impatience. Impatient de découvrir ce qui allait encore une fois sortir de leurs cerveaux, impatient de retrouver l'ambiance de composition qu'il aimait tant, impatient de simplement retrouver le lien qu'il avait avec Lilith ailleurs que sur scène ou dans les bains de foule, où il priait il ne savait quelle divinité assez cruelle pour leur faire subir ça d'arrêter.
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