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It's getting dark
darling, too dark to see.
juin 1997, France, Normandie

12 JUIN 1997, AZKABAN. C’est toute la sorgue qui tremble ; les entrailles méphitiques du pandémonium carcéral viennent d’être vidées par on ne sait trop quelle Force. Des diables s’égosillent en rires cradingues, mouchetant le poudrin maritime de leurs postillons enfiellés, et puis aux cieux ils s’évadent en quittant leur cellule béante. D’entre la muraille effondrée, un monstre parmi tant d’autres s’arrache aux pénombres inhibées de sa geôle et marche jusqu’à l'énorme incision dont se fend la pierraille. Les zéphyrs courroucés de la mer s’y engouffrent et fustigent le faciès usé, crasseux et barbu qui affronte leur folle stridulation. Cette providence a des airs de déjà-vu pour le Mangemort qui n’exulte d’aucune sorte face à l’exode, tout au plus enchaîne-t-il ses orbes à la poix nocturne pour distinguer sans émoi les silhouettes malingres qui s’enfuient dans ce grossier tapage qui est le leur. Ses doigts oblongs et osseux escaladent les déblais, s’y plantent avec une vigueur telle que la carne blêmit et que les croutes sous ergots se rouvrent et saignent. La liberté, sa liberté, a le goût du soufre. Une sapidité peut-être aussi délectable que celle du poison. Ses pensées premières vont à sa chère et tendre épouse, chiennasse dont il va peut-être et sûrement euthanasier la moindre des particules. Voilà plus d’un an que ses songes gorgés de phantasmes barbares lui tiennent chaud, tout autant d’heures passées à lapider, saccager, immoler, tronquer, égorger et tout simplement bousiller la traitre femme dans les confortables encoignures de son esprit. Une haine rationnelle, une rage vitale. Une épopée inénarrable sublimée çà et là par l’imagination, pendant que d’autres geignaient et chialaient leurs mères. Mais au premier pas fait vers l’extérieur, au premier élan pris, une batelée pourfend l’horizon. Elles sont, et ne cesseront jamais d’être, tant qu’un souffle de vie animera leur Maître ; il Les avait presque oubliées, ses mirobolantes Hantises. Venant à lui comme une tempête le ferait, paisiblement poussées par les vents, grouillantes et informes, Leur lointain tumulte promet milliers de cris, milliers d’infamies. Elles s’étaient jusqu’alors isolées d’Azkaban et de ses palissades magiques, mais maintenant… maintenant ! On Leur rend leur père. Leur guide. Leur bourreau et martyr. Alourdies par un mal férin, les paupières du prisonnier s’abattent, et sans plus Leur accorder ses tourments, il s’élève à son tour dans un fuligineux éther pour Leur fuir ; mais Elles suivent, galvanisées par la chasse.

14 JUIN 1997, ÉCOSSE, LES DOCKS D’AYR. Trente-deux demoiselles, le bitume est froid et humide et rêche sous sa voute plantaire, toutes de blanc vêtues, un déluge a formé de flaques dans lesquelles se reflète la nitescence des réverbères, assises sur des bancs rouges, ses chairs sont transies sous les piètres haillons portés mais un long manteau ravi on ne sait trop à qui pèse sur ses épaules amaigries, avec une bavarde au milieu, il s’arrête. Une inflexion de sourcil lézarde le marmoréen de sa gueule velue, et, planté de la sorte, sur la chaussée imbibée, nul n’irait penser qu’en pareil cinoque coule des torrents nobiliaires. D’ailleurs pas un seul hère ne rôdaille en ce quartier, sinon que ce maudit incube psalmodiant en silence son obsessionnel jargon. Et de répéter pour lui-même. Trente-deux demoiselles, toutes de blanc vêtues, assises sur des bancs rouges, avec une bavarde au milieu, traquant jusqu’aux confins de sa mémoire lésée la réponse à telle charade. C’est pourtant simple. Dans son dos, un immensurable amas de ténèbres ronfle un ricanement, se gaussant en d’émétiques jets. Le Nécroman en ressent chaque modulation, chaque trépidation, une pugnacité qu’il ne peut pas esquiver mais qu’il essaie, par son stratagème, d’oublier – depuis plus de vingt-quatre heures. C’est enfantin, une acariâtreté féroce lui fait grigner du labre, noyé dans son absurde quête pour mieux ignorer les : vagissements, sifflements, torsions, que les Autres lui infligent sans haltes ni accalmies. Certains de ces Esprits Frappeurs ont pris en grade depuis sa réclusion, ils se sont stabilisés, et par là même, ils se sont affermis. Ils ont appris à griffer l’arantèle des Mondes, à déranger cette sphère-ci en traversant la bonne cannelure, et de sillons occultes un être tel que lui en est parcouru. Trente-deux demoiselles…, sa déambulation reprend, tandis qu’à ses esgourdes tonne derechef une légion d’imbuvables homélies.

* * *

« Grouille, merde ! Même avec ma queue j’pourrais ouvrir c’machin ! » Billy mastique une platée de jurons avant de grincer son murmure. « Ta gueule. Crocheter une serrure c’est aut' chose que fourrer ta sœur, Ernst. » Quant à l’aîné du trio, il refreine tout de go l’ardeur du susdit en placardant une paluche rigidifiée sur l’impatient poitrail. « Laisse-le faire. Vous vous chicanerez plus tard. On a plus qu’une quinzaine de minutes avant la prochaine ronde. » L’un accroupi et les autres de part et d’autre du container, les larrons auscultent machinalement le périmètre avant de s’y remettre. L’ami d’un cousin leur a dit qu’un voisin lui avait confessé avoir entendu de la bouche de sa maîtresse que son mari connaissait un client ayant travaillé dans les assurances. Jusque là, rien de très truculent. Mais ce tuyau renferme en bout de récit une information primordiale ; il paraîtrait que ce container précisément, vieux, et de prime abord ordinaire, ravalerait en fait une cargaison de plusieurs milliers de livres – et n’appartiendrait, autre point cardinal, même pas à la mafia locale. Une aubaine ! Autre avantage, le peu de moyens mis en œuvre pour en protéger le fret, car mis à part le vigile de cette portion désuète des docks, rien ne semble vraiment affermir la sécurité de la marchandise. Une coïncidence qui a longtemps laissé Billy dubitatif, jusqu’à ce qu’on lui fasse miroiter sous son pif de chacal tous les trésors y étant plausiblement enfermés. « Non mais c’dingue ça. C’est la serrure la plus banale que j’aie jamais vue, et j’arrive même pas à forcer ses premiers jalons ! » Les fines menottes du brigand s’échinent davantage, fourrageant les dents métalliques avec plus d’opiniâtreté encore. « C’t’ait quoi ce bruit ? Vous avez entendu ? » Ernst colle son oreille contre la cloison. « Ça vient pas d’dedans…? J’vous jure que si on trouve des clando', j’te dézingue la tronche George.  J’fais pas dans l’social.Hey oh, ça va, pète un bon coup, je les vérifie mes sources.Putain, t’appelles ça des sources…?Euh, les gars…Ouais, t’sais ? quand on parle à des gens, quand on communique avec son semblable, c’que tu s’rais pas foutu de faire même si on te calait un microphone dans l’cul.Espèce d’enf'LES GARS. » Les mires tombent d’emblée sur le comparse agenouillé, avant de suivre l’objet de son attention ; un sinistre type se tient derrière eux, proche, vraiment trop proche. Il a l’air de les voir, sans vraiment les voir… et ses babines hirsutes grommellent sans cesse d’inintelligibles syllabes. « … quoi ? », s’enquiert bêtement le buffle, bien trop effaré pour réaliser la situation. George, aguerri par des années de métier, a déjà sorti sa pétoire et la braque sur l’intrus. « Y manquait plus que ça. Un clodo. » L’arme dessine des saccades. « Dégage, tu nous as pas vus. » Billy se relève lentement, non pas effrayé par la vision du léthargique vagabond, mais par les froissements allant crescendo à l’intérieur du container. « Trente-deux demoiselles, toutes de blanc vêtues… », récite le phonème éraillé, interloquant de plus belle le trio. « Il a dit quoi ?Bordel, mais y a vraiment un truc, là-d’dans…… assises sur des bancs rouges…Il va se la fermer oui ?!… avec une bavarde au milieu. » Tour à tour scrutés par les calots démentiels, c’est sur l’acolyte justement placé au centre que finit par se réunir la concentration du bougre. À l’instant T, la serrure ensorcelée se déverrouille et laisse s’entrouvrir les portières corrodées d’entre lesquelles jaillit une créature morfale.  

Éveillé de sa longue torpeur, le Cerbère a les crocs. Ce n’est pas la meilleure œuvre du Nécroman, mais c’est au moins la plus endurante ; un an d’exil dans cette niche de fer et voici pourtant que la Créature bondit, attaque et dévore comme le plus fanatique des gardiens. Il n’y a là qu’un tas d’ossements recomposés, un tas de viandes, de nerfs, d’organes, de canines et de poils composites, mais ça fait son devoir de la plus admirable des manières. Prédateur ingénieux qui préfère d’abord purger l’arène du plus robuste des trois émules, il écime sans peine le crâne du malheureux Ernst. L’épine dorsale volète dans les airs non sans une certaine maestria, avant que la tête fauchée ne termine sa course aux pieds du mage noir – qu’une onctueuse risette scarifie. That’s my boy. Il n’y a bien que ses ordurières choses qu’il puisse guigner avec pareille sympathie. Mais un canon se lève, hideur manifeste en pareil tableau, et met en joue sous de virulents tremblements l’ouvrage de l’artisan. Ses bras, bien qu’ankylosés par la captivité, aussitôt frappent l’assaillant que la stupéfaction rend gauche et indécis. Le flingue valse entre les bustes, manque choir, pétarade, et finit entre les mains de l’Évadé qu’une plainte rauque saboule. Il est touché, mais pour l’heure, seule règne l’ébullition dévastatrice transsudant du noyau qu’est son adrénaline. Le révolver est saisi sans grâce, sans la moindre prestesse, et lorsque la gâchette pressée ne régurgite plus sous sa poigne que de mutins cliquetis, c’est à la crosse seule qu’il guerroie contre adversaire ; le cartilage du nez, d’abord, et puis une arcade sourcilière, ensuite, l’affaissement du corps, pour parachever le tout, et les muscles courbaturés qui anéantissent sans discontinuer l’humanité grimée sur pareille raclure. Lorsqu’il en a terminé de doguer sa proie, ne reste plus d’elle qu’une absconse charpie. Dans la pénibilité du geste, il se relève et lâche l’acier, élongeant ses métacarpes rubigineux à l’endroit de la fidèle truffe pareillement empourprée. Une caresse s’évade dans le pelage et flatte l’encolure du répugnant canidé, saluant le carnage qui alentour orne dorénavant le pavement puis, d’une infime pression, ordonne à la Bête de le suivre jusqu’aux ventrailles du container. La marche appesantie par la mutilation de l’abdomen, il s’introduit dans l’antre ne recelant que vieilleries et bibelots. Nonobstant la pénombre égrillarde qui se joue çà et là de son équilibre, sa senestre achève de trouver l’objet quêté ; une petite cloche en cuivre, ou dans l’argot des sibyllins arcanes, un portoloin. Trouvant l’échine animale, la dextre empoigne le cuir et l’adjuration est prononcée, avec, dans les tréfonds de la voix, une certaine défiance…

14 JUIN 1997, FRANCE, NORMANDIE. Un rugissement dilacère l’obscurité. S’il a évité le pire d’une désartibulation, son bras gauche ne pâtit pas moins de trouées saumâtres provoquées par les remous, laissant au possesseur un membre inemployable, négligeable. Prostré à terre, le front échoué en avant, il reste ainsi de longues minutes englouti par ses algies, serinant ses badigoinces de ‘Trente-deux demoiselles (…)’ tel un maniaque sa litanie. Jusqu’à ce qu’il ne discerne, sous ses rotules, l’aberrante dureté du terrain investi… de l’asphalte, ici ? À peine rectifie-t-il la droiture de son râble que de l’épaisse brumaille jaillit une paire d’astres flamboyants, aveuglant ses orbes inaccoutumés à pareille clarté – que ce soit celle-ci ou même celle faiblarde d’une journée ouatée par la grisaille. L’engin aux yeux de feu émet un crissement désopilant et s’arrête à moins de quelques centimètres de l’éclopé. S’en extirpe un olibrius dont il ne discerne que de vagues contours. « Oh nononononon ! Je l’ai tué ? C’est moi qui… monsieur ? M—monsieur vous, ah ! Tout va bien mademoiselle, il est vivant ! Le ciel soit loué ! Est-ce que v— » Lors même que l’heureux survivant s’aide du capot pour relever sa carcasse lésée, une masse familière s’élance contre le quidam et le saccage subito. Le maître du molosse s’immobilise contre carrosserie, la carrure inondée par les phares, et tandis que résonne le concerto de la bâfrée son regard tombe comme un couperet sur la bien nommée mademoiselle. Innocente, probablement, mais des risques, il en a déjà bien assez pris – car ce n’est hélas pas dans ce piteux état qu’il extraira de ces petites boucheries la moindre délectation. Elle a ouvert la portière, laissant à l’ensanglanté cauchemar tout le loisir de s’avachir sur elle et… tiens donc, de lui ravir son élégant bout de bois. Il les avait pris pour des moldus, quoique la révélation tardive ne déploie guère chez le Mangemort la moindre salve d’indulgence. Il se sent d’humeur prodigue ; avec ou sans pedigree, tout peut y passer. Mais au moment de lui briser sa frêle nuque, l’acte se suspend. L’atmosphère ne vibre-t-elle pas différemment ? Ne sent-il pas mieux l’humidité ballant autour d’eux, l’arôme de l’herbe moite, tout, tout est plus clair, plus supportable, puisque les Hantises se sont tues. Sidération. Serait-ce… la nymphette écrasée contre carlingue qui ferait fuir sa cohorte ? Abîmé dans ses réflexions, il s’écarte succinctement et constate un ondoiement énergétique ratifiant cette rudimentaire et pourtant véridique spéculation. « No », tranche l’anglais comme elle commence à se débattre, affermissant derechef son emprise, avant de poursuivre dans un français fort approximatif mais sans équivoque. « Suivre. Ou je tue. » Je ou il, ce monstrueux clébard repu qui mâche encore la casquette du chauffeur en biglant sur la blondine.

* * *

La bergerie de Maxence Morin n’est pas loin, il connaît la direction par cœur et néanmoins, leur progression lui semble interminable. Il a placé la gamine devant, qui elle-même suit le sentier tracé à travers champs par la Créature, préférant de loin entrevoir le moindre de ses mouvements qu’il menace du bout de la baguette dépouillée. En attendant de retrouver ce vieil excentrique de Morin, exorciste de talent supposément retraité, la môme s’avère être utile – oserait-il dire vitale ? Même à l’agonie, le savant et docte ne peut s’empêcher d’ausculter la frêle silhouette tout en moulinant le rouage de ses pensées que l’huile des interrogations fait carburer. Il interrompt sa méditation cependant qu’ils arrivent aux abords du corral, curieusement vide, et qu’ils approchent de la chaumière, à l’abandon complet. « Fuck me… », le sifflement s’étiole entre émail, rendant le faciès plus patibulaire qu’il ne l’était déjà. La route, et maintenant ça… le Temps se joue de lui. C’est à croire que rien ne dure. Une fatigue innommable l’étreint avec violence, et d’un coup de poignet dolent, la phonation grave articule. « Go inside, now », et de désigner avec la baguette la porte d’entrée de la bergerie, fracturée par d’anciennes maraudes. À l’intérieur, ce n’est que ruine et désolation, quelques pécores boutonneux ont tagué des conneries sataniques, et diverses intempéries ont détérioré le toit. Ils traversent le petit vestibule, et débouchent sur ce qui, jadis, fut un salon ; il s’effondre dans le premier fauteuil, livide, excédé, fiévreux et suintant, la main armée garrotant malhabilement la plaie par balle sans même chercher à l’en guérir. Les paupières s’éboulent tandis qu’au flanc droit du souffreteux s’installe le Cerbère, billes rivetées sur la Séquestrée, attendant qu’elle lui offre le moindre prétexte pour enfoncer ses quenottes affilées dans le moelleux de son gigot. « 't’s your name, little bird ? », réclame le susurrement, endolori et harassé il est vrai, mais toutefois vorace.
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rodolphus lestrangeI begged you to hear me, there's more than flesh and bones Let the dead bury the dead, they will come out in droves But take the spade from my hands and fill in the holes you've made
12 Juin 1997 • Paris • « Coco... J'veux pas y aller... S'te plait, tu peux pas venir avec moi ? »  Coco est étalée sur le lit, nue, comme à son habitude, en train de gribouiller, comme à son habitude, dans son carnet à dessin. A côté d'elle, la petite Juliette pleurniche sur son sort. La pauvre n'a que dix-sept ans, après tout, et à peine un an d'expérience en tant que prostituée. Ce sera, surtout, sa première fois en Normandie. Coco laisse échapper un sourire attendri avant de rouler sur le dos, pour mieux appréhender une de ses multiples amantes au sein de la Maison de la Douceur. « Détends-toi mon ange, j'arrive dans deux jours et tu sais, ce n'est qu'une semaine. Souviens-toi de mes conseils, et tout ira bien. » L'adolescente n'a cependant pas l'air rassurée, même lorsqu'elle se penche pour se coller à celle qui n'a mis que trois ans à devenir Fille Supérieure du bordel. Coco passe des doigts tendres dans ses longs cheveux roux. C'est sûrement pour eux que la petite Juliette a été demandée si vite en Normandie.
« Mais au moins, ici, je peux être moi-même en journée et ne travailler que la nuit. Alors que là-bas on travaille tout le temps... et il n'y a pas la Mama... Et je crois que j'en connais que deux, parmi les clients et... -Sssshhhh... » Coco pose un doigt sur les lèvres paniquées et tremblantes de son amante, avant d'y déposer un léger baiser. « Je sais que ce n'est pas facile, mais tu gagneras bien assez en compensation. Féline sera là, et même si tu ne l'aimes pas vraiment, tu sais qu'elle te protègera, peut-être mieux que moi. » De l'horreur passe un instant dans les yeux humides de la rouquine, ce qui fait rire Coco. « Le rôle de Féline est d'être dominante, alors que le mien est de m'effaroucher, tu sais bien que je ne peux pas aider comme elle. Allez. J'arrive dans deux jours, et on fera en sorte d'avoir le maximum de plans à trois toutes les deux, d'accord ? Tu vas voir, ça fait peur comme ça, mais la plupart ont plus de soixante ans et veulent surtout voir des jolies femmes nues au quotidien. Pense à la mer, au château et à la nourriture de luxe en continu. » Elle arrive à la faire sourire.
Coco aussi avait peur, au début, d'aller passer ces deux semaines en Normandie dans le château d'une branche de la noblesse française. Louées pour toute la durée de leur séjour, les prostituées ne pouvaient jamais réellement se détendre. Coco avait cependant appris à s'y faire. Juliette ferait de même.




14 Juin 1997 • Normandie • Les nobles ont parfois des idées bizarres. Depuis dix ans que Coco vit dans les ombres d'une des maison close les plus populaire auprès de la noblesse française, elle se le répète assez souvent. Par exemple, ils auraient pu tout simplement fournir des portoloins directement pour aller jusqu'au château. Mais non. Ils veulent être discrets. Ils veulent une ambiance sombre et secrète, et n'ont fourni qu'un portoloin vers la ville la plus proche. Les prostituées et les invités arrivant sur place se font alors conduire chaque année par un moyen de locomotion indiquant le thème des vacances. Il paraît que, une année, elles sont toutes arrivées à dos de licorne. Coco aurait bien aimé pouvoir conduire une licorne.
Mais non, visiblement, cette année, c'est un thème moldu. C'est donc une voiture qui est venue la chercher. Même le chauffeur est moldu. C'est rigolo. Coco aime bien les moldus. Elle connait d'ailleurs assez bien leur culture, même sans savoir où est-ce qu'elle a pu apprendre tout ça. (La Mama lui a dit qu'elle doit être d'une famille sang-mêlée, pour connaître aussi bien les deux univers. Coco ne se souvient cependant pas de sa famille, ni même de ce que c'est censé être, alors toutes ces réflexions lui passent complètement au dessus.)

Elle se tient donc à l'arrière de la voiture luxueuse, profitant de ses derniers instants de liberté pour s'asseoir en tailleur sur le siège central. Elle papote avec le chauffeur. Elle sait qu'il va se faire Oubliettes, ou même tuer, avant la fin de la semaine, mais elle aime quand même bien parler avec lui. Il lui déblatère des anecdotes sur sa femme, et son chien, et son jardin, et elle trouve ça mignon. Lui, par contre, a l'air un peu gêné, parce que Coco a si clairement l'apparence d'une prostituée de luxe, qu'il  se demande sûrement comment se comporter avec elle. Elle doit porter sur elle l'équivalent de dix ans de salaire pour lui, et pourtant elle lui parle avec le naturel et la simplicité de la fille de sa voisine. Heureusement, Coco est bien assez charmante pour lui faire oublier ce genre de chose ; sauf lorsqu'un éclat de rire fait une énième fois tressauter les pierres précieuses ornant sa poitrine largement dévoilée.
« Et du coup, dans ton jardin, tu as des fleurs ? J'aime beaucoup les fleurs, surtout quand je peux les dessiner. Elles ont des couleurs et des odeurs si charmantes, et elles vivent si parfaitement, même si très peu longtemps. Y a pas un poème comme ça ? Sur la vie courte des fleurs et leur beauté ? J'ai jamais beaucoup écouté à l'école mais je suis presque sûre qu'on a essayé de me l'a-AAAAAAAAAH ! CLEMENT CLEMENT ! »
Elle hurle soudain au beau milieu de son babillage alors qu'elle remarque un corps sur la route, juste sur leur passage, faisant sursauter brusquement le chauffeur qui s'endormait presque en écoutant la douce voix de l'imbécile à l'arrière de sa voiture. Les pneus de la voiture crissent, elle freine brusquement, et Coco a déjà presque les larmes aux yeux à l'idée d'avoir percuté quelqu'un. Clément le Chauffeur (c'est ainsi qu'elle l'appelle dans sa tête) se précipite hors de la voiture alors que Coco fouille un petit peu autour d'elle à la recherche de sa baguette. Si la personne est blessée, elle pourra bien lever le secret magique pour l'aider un peu. Elle la trouve finalement par terre, elle a du glisser durant un virage, avant de se précipiter à son tour dehors, assez vite pour entendre le cri de soulagement : « Tout va bien mademoiselle, il est vivant ! Le ciel soit loué ! » Oh ! Tout va bien alors ! Elle accourt, ses talons résonnant sur le béton de la chaussée, prête à se précipiter auprès de la personne qui, s'ils ne l'ont pas percuté, doit être bien mal en point pour se trouver ainsi, au milieu de la route, en pleine nuit.

Ses yeux s'arrêtent soudain en voyant, à ses pieds, Clément qui n'a même pas pu crier avant de se faire tuer. Elle le voit, lui, et le monstre, la chose étrange et puante qui est en train de se goinfrer sur son corps de petit vieux. Elle sent un haut le cœur remonter le long de sa gorge, uniquement arrêté par des années de professionnalisme. Ses yeux s'ouvrent, encore, encore, elle n'a pas un instant l'instinct de fuir. Elle reste là, figée, les yeux rivés sur le corps se faisant peu à peu dévorer. Ce n'est pas la première fois qu'elle voit ce genre de chose. Mais la dernière remonte à longtemps, si longtemps, et elle s'était toujours dit que ce genre d'horreur était terminée, et qu'elle pourrait rester dans ces abominations triviales que sont le viol, la prostitution, la pédophilie et la torture.
Elle est incapable de voir arriver l'autre monstre qui se jette sur elle. Elle sursaute, pousse un petit cri alors qu'elle sent une main glaciale se saisir de sa baguette. Elle la laisse aussitôt glisser de sa main, comme si elle l'avait brûlée. Elle ne porte à l'instrument qu'une affection distante, comme un joli objet offert par la Maison, qu'elle chérit sans lui accorder d'importance. Une main, soudain, lui agrippe la gorge.
Il va lui briser la nuque.
Elle le devine, sans le comprendre, et tout son corps se tend soudain dans l'attente de la mort.
Leurs regards se croisent alors.
Elle s'arrête dans son cri, et lui dans son geste.

Coco a de nouveau neuf ans, elle est de nouveau une petite enfant de la rue, sans un sous et sans famille. Elle se fait de nouveau avoir par un homme souriant, qui lui promet du pain, à l'intérieur de sa maison. Elle est, de nouveau, dès la porte fermée, frappée et poussée dans la cave. Elle crie de nouveau sans que personne ne l'entende. Elle regarde de nouveau avec horreur l'homme défaire sa ceinture. Elle ferme de nouveau les yeux. Cette fois-ci, Patch ne vient pas la sauver.
Coco se souvient toujours, des années après, de cet homme qui, la première fois, lui a fait si peur. Peut-être parce que c'est l'un de ses premiers souvenirs, elle a toujours gardé le visage de l'individu comme la représentation du Cauchemar. Depuis cet épisode, elle a connu des choses bien pires que la simple vision d'un sexe masculin et la peur de deux yeux si froids et si fous à la fois. Cependant, l'homme de la ceinture n'est plus humain à ses yeux depuis longtemps. Au fil des années, ses traits ont pris des formes de plus en plus démoniaques et, parfois, en pensant à lui, elle ne voit plus que des dents sales, des yeux rouges et un rire gras.

L'homme devant elle lui fait aussi peur que cette abomination issue de son imagination.

Il lui fait bien plus peur que l'amas de chair et d'os qui a dévoré Clément. Il a des yeux qui ne semblent pas la voir, des traits plus émaciés que les enfants morts de faim qu'elle a pu essayer d'ignorer, et quand il parle, oh, dès qu'il parle elle a envie de pleurer et de se recroqueviller dans le plus petit des trous pour qu'il n'élève plus jamais la voix. Cette voix vient de plus profondément que la pire des caves du plus terrible des cauchemars. « No. » Le simple bruit de sa voix empêche l'enfant d'amorcer le moindre mouvement pour ne serait-ce que s'éloigner de lui. Son instinct de survie la rappelle à l'ordre, lui rappelle les lois qu'elle a du apprendre à connaître depuis qu'elle arrive à prononcer je. Ne jamais contredire les monstres. Que ce soit ceux avec les ceintures qui claquent, les clients qui roucoulent ou les créatures qui tonnent.
Elle ne bouge plus. Elle veut fermer les yeux, ne plus le voir, ne plus sentir l'odeur de sa Trace qui, déjà, s'imprime, à jamais, en elle. « Suivre. Ou je tue. » A aucun moment, elle ne remet sa parole en doute. Elle acquiesce presque aussitôt, tremblant de tous ses membres, s'accrochant à la pochette pendouillant à ses côtés comme si, à l'intérieur, pouvait se réfugier quoi que ce soit capable de la protéger. Il n'y a, à l'intérieur, que quelques nécessaires de beauté, de l'argent, et un peu de drogue pour l'aider à tenir les pires moments de sa semaine. Elle veut fermer les yeux sur cet homme, et pourtant n'arrive pas à faire autre chose que le fixer, avec une curiosité morbide.
En lui, elle ne voit déjà rien d'autre que l'odeur de la mort.




Coco ressent un profond soulagement alors qu'il lui intime de prendre les devants dans leur marche. Elle préfère fixer la nuit plutôt que le visage abominable de ces deux créatures du mal. Avancer, cependant, se révèle vite difficile. Ses talons vertigineux ne sont pas destinés à connaître le sol de la campagne, ses cailloux, sa boue et ses pièges végétaux. Elle se penche vite pour les retirer, lançant un unique regard apeuré en arrière pour vérifier qu'il n'en profite pas pour la tuer. Elle avance plus vite pieds nus, surtout que la peur lui bloque tout, et qu'elle ne sent pas les aspérités de la campagne lui blesser et lui grignoter peu à peu la peau.

Ils arrivent, finalement, devant un bâtiment dont Coco ne peut pas définir l'utilité, mais qui est explicitement à l'abandon. Elle essaye de ne pas penser au château luxueux qui l'attend, à Juliette et ses cuisses tremblantes, au buffet de victuailles et à la tranquillité de savoir que l'on va survivre à sa journée. Derrière elle, l'homme dit quelque chose qui ressemble à un juron. Visiblement, l'abandon des lieux n'était pas prévu. Elle n'aime pas se dire que quelque chose, quoi que ce soit, empire l'humeur de ce monstre. Elle le veut de bonne humeur. Elle pourra peut-être survivre, s'il est de bonne humeur.
Quelque chose claque, et c'est encore la voix derrière elle, qu'elle ne comprend pas. Elle lève les yeux vers lui, tétanisée de savoir qu'un ordre qu'elle ne peut pas comprendre lui est aboyé. Puis elle surprend le regard, comprend la situation, et les années à obéir aveuglément à des inconnus fait le reste : elle ouvre la porte.
Elle entre la première, regardant attentivement où poser ses pieds pour ne pas ajouter d'échardes aux déjà multiples blessures causées par la marche. Les monstres la suivent, la dépassent, et, docilement, elle leur emboîte le pas. Pas une once de révolte. Elle est certes idiote, mais lucide : elle pourrait toujours se mettre à courir, elle ne survivrait pas au passage de la porte. Son seul espoir, c'est qu'il la viole, et qu'elle puisse profiter de son orgasme pour s'enfuir. Elle l'a déjà fait. Ce n'est pas une énième salissure qui va la briser.

Les abominations s'installent sur ce qui devait être un canapé. Coco, elle, reste debout et immobile, à plusieurs mètres de distance, à les regarder sans affronter directement leur regard. Elle s'accroche encore à sa sacoche. Elle lutte contre les larmes. « 't’s your name, little bird ?  » Elle sent la panique grimper, encore une fois, de ne pas le comprendre. Son regard s'agite, à essayer de savoir ce qu'il veut. Cela sonne comme une question et name oui, elle connait name c'est son nom. Son cœur bat à tout rompre, les larmes montent encore, encore, sans jamais déborder, tant elle ne sait pas quoi répondre. Si elle a tord, si elle se trompe, il la tue ? Est-ce qu'il peut sentir les mensonges ?
Mais après tout, à quoi bon mentir, puisque son nom n'est rien qu'un surnom accordé par une parfaite inconnue ?
« Coco. Je suis Coco. »
Sa propre voix l'inquiète, tant elle est tremblante et faible. Elle a répété d'elle-même son prénom, de peur qu'il n'ai pas pu l'entendre et qu'il s'énerve. Elle ne veut pas le voir s'énerver. Il a l'air calme, elle veut qu'il reste calme.
« J'ai de … j'ai de l'argent si vous voulez. De l'argent. »
Elle se doute que ce n'est pas qu'il désire. Les hommes si dangereux en veulent toujours plus, bien plus que de l'argent. Elle se dit, cependant, peut-être un peu bêtement, que cela pourrait l'amadouer. Qui sait, il aime l'argent ? Coco préfère les gâteaux, mais il y en a qui aiment beaucoup l'argent.
Alors ses doigts s'agitent, tremblants, sur l'ouverture de sa sacoche dorée, luttant face au mécanisme complexe.

Elle a soudain très peur qu'il se lève pour aller lui prendre des doigts.
Elle réalise qu'elle lui a donné la possibilité, et même l'excuse de s'approcher d'elle.
Elle n'aurait pas du.
Elle aurait du se taire, rester immobile, docile, et attendre qu'il l'oublie.

Elle aurait du se laisser convaincre par Juliette.
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It's getting dark
darling, too dark to see.
juin 1997, France, Normandie

L’enfant le répugne. Elle a cette laideur tapageuse qu’ont les pies, son corps entier est un nid serti de breloques rendant sa vulgarité aussi bien carillonnante que banale. S’il a fermé les yeux, c’est avant tout pour s’épargner la pitoyable vision de l’oiselle harnachée, couvant leur pénombre d’orbes bêtement ahuris. Faut-il croire que cela ne suffit pas, puisqu’à ses tympans bruissent déjà les ors clinquants qui suivent chaque geste, chaque syncope de membre. Il n’est guère étonnant que la cohorte spectrale se tienne loin d’un pareil lumignon, d’une pareille bête à flambeaux. Guère surprenant non plus que le tendron porte pour tout nom une onomatopée, un bruit infantile et animal caricaturant plus que de raison cette flavescente farce. Coco. C’est inepte. « Charming », alloue la phonation, un accent sophistiqué auréolant ce maniérisme ensuifant le monstre. Peu lui importent, à dire vrai, les syllabes grignant son identité. L’entretenir au jeu des interrogations, c’est avant tout gagner du temps, permettre à ses occultes ébarbures de sonder l’entité qu’elle est, et non pas qu’elle représente. Voilà des lustres qu’il ne porte plus aux apparences qu’un crédit distrait, au monde physique qu’un attrait sommaire, et de fait aux personnes une attention bégnine. Ce qu’ils croient ou prétende être ne l’intéresse pas, et aux concours des paraîtres il ne s’invite en aucun cas ; fantoches, arlequins et automates, tout autant de simulacres devant lesquels il ne s’attarde ni ne s’arrête. En revanche, ce qui se camoufle en-dedans, sous leurs allures et chairs, sous leurs menteries et défroques, est un Eldorado qu’il se plaît à écosser – piller si besoin est. Coco et sa toilette de noceuse n’est subitement plus qu’une Présence, une pulsation infime dans le myocarde qu’est l’existence. Futile. Immense. Un rien. Mais un rien absolu. En babillant derechef, c’est toute sa substance qui vibre d’échos dont il peine un instant à saisir le sens. Il lui faut retrouver la vue, et l’observer s’affairer menotte dans le sac. Elle pourrait en extraire Morgane seule sait quoi, or c’est inerte que reste la dextre du sorcier, marmoréen que perdure son faciès, et définitivement occupé que demeure son examen. Il ne risque rien. Trop foudroyée, trop désarçonnée, elle ne saurait pas trouver son nase sur sa propre effigie s’il lui demandait de le lui indiquer, alors le défier. Les baguettes ivoirines finissent par débusquer un porte-monnaie dont elle soustrait sa petite fortune, laissant le moribond impavide avant qu’un rire acide ne vrombisse sous poitrail – aggravant tant et si bien la plaie que le tiède rictus se ternit et ne devient plus qu’une grimace négligée. Imaginez Crésus, riche de son Pactole, à qui l’on confierait des piécettes d’étain. Consternant. La pauvrette n’est cependant pas tout à fait fautive, c’est au grain de l’oseille que l’on nourrit après tout les poulaillers dont elle est issue, car quelle que soit son office c’est bien au dieu des Monnaies qu’elle a vendu son âme ; pour ces séides, tout est négociable pourvu que sonne le sou. Les tempes, suantes de fièvre, signent à la négative. Sévèrement. « Would you kindly », la rocaille se navre d’un brusque mutisme, il lui est impossible de poursuivre. Chaque soubresaut tripal recrache des gerbées d’ichor à travers blessure, inondant le textile et empoissant la paume armée dont la force s’étiole. Diantre, serait-il entrain de crever ? Un tressautement de sourcil s’insurge lors même qu’entre doigts roule le bois maraudé, chatouillant la carne imbibée de suggestions miséricordieuses – ou scélérates, il ne saurait juger avec clarté. Il pourrait endiguer l’hémorragie, panser à minima la crevasse l’éventrant, comme il pourrait tout aussi bien se rater, trahi par une baguette qui n’est pas sienne, livré par une magie rendue grabataire. Lui viennent soudain en mémoire les derniers instants de liberté passés au Ministère, et la pitrerie grotesque dont il fut la victime pour n’avoir pas guerroyé avec le bon outil. Le regard s’étire jusqu’à la bimbeloterie personnifiée, considérant un bref instant lui rendre le bien pour qu’elle guérisse son fléau, mais aussitôt la pensée se disloque dans un soupir sensiblement horripilé. Menue et insipide. Elle n’inspirerait pas la crainte à une mouche, aussi férocement essaierait-elle. Mais là encore, les apparences… Il ne l’aurait jamais soupçonnée sorcière, alors pourquoi pas aussi meurtrière. Quelque chose en tout cas est chez elle fabuleux, un énigmatique dédale… dans… lequel… il… pas… c’est… qu’est-ce…

Un pleur.
Des regrets ?
Souffrance.
Lointaine ?
Puis proche.

De ressouvenances clandestines, il est martelé. Des sanglots sans fin, des joies célestes, figures, gestes, émois, lieux, époques, désastres – des astres, des nébuleuses, des ciels, un millier de ciels, un millier de soleils – levés, couchés, rouges et aveuglants, aurores et crépuscules vus par centaines d’iris, centaines de cœurs – des cœurs qui ont eu mal, souvent, vers la fin surtout, le malheur, le chagrin, les guerres, les pertes et adieux – tant de dieux priés, tant d’espoirs glorifiés, mais cela au début, au tout début, au commencement, au commencement était la vierge et l’immaculé sacrifice. Le quant-à-soi du Nécroman se rompt, brisé par un tourment prodigieux, dans son fauteuil miteux et sous ce faîtage déplorable, des lois insondables le tiraillent ; la Vie et la Mort affluent dans un torrent de désordre. Sa lutte est vaine. On l’usurpe avec l’aisance d’un envol.

Ce qui est là n’est plus vraiment Lestrange.
Ce qui est là a. Parcouru les mers, les cycles et les univers pour revenir vers. Son flambeau. Brûlant de. Détresse. Une chaleur suivie. Accompagnée. Cortégée jusqu’à. D’infinis horizons. Il l’a tant pleurée. Il l’a tant regrettée. Il en a tant souffert. Car ils étaient lointains, et pourtant si proches. Et maintenant ce. Poids. Affreux. Effrayant. Le poids des os, des muscles, des nerfs, tendons, peau, tous ces organes, tout ce bruit, tous ces échos. Comment. Fait-on. Déjà. Pour. Ouvrir. Ça ? L’effort est épuisant, mais il a. Tellement peur. De repartir. De la perdre. À nouveau. Alors aux paupières, ces ennemies bâtardes, il ordonne, il ordonne ! de laisser échapper la vue. Et à la vue, brouillée. Inconcevable. Inutile. Il ordonne, il ordonne ! de mieux percevoir, et surtout. De la chercher. De la trouver. De la regarder. Elle a. Changé. Sur ce plan-ci elle. Est différente. Mais il sait. Il sait, il sait, il sait il sait, il sait. Que c’est son flambeau.

Ce qui est là n’est plus vraiment Lestrange.
Et pourtant, tout porte à le croire. L’homme n’a pas changé, aucune de ses ridules ne s’est transformée, et l’acier inébranlable de ses calots perdure à l’instar de la phonation grave vainquant sa gorge. Un dialecte réchappe du gosier, primitif, oublié, maladroitement articulé, avant qu’un autre, mieux conté, ne siffle entre émail. Non plus, paraît en conclure le mage, qui de sa géhenne semble avoir tout oublié. On le croirait… habité. Possédé. Ses expressions se repaissent d’un caractère tout autre, d’un esprit dissemblable. À plusieurs reprises, son labre interroge en un chapelet d’idiomes et patois la pauvre môme, des langues défuntes que l’on ne devinerait plus que dans d’ancestraux grimoires. Ça le galvanise, cette quête éperdue, et sans s’en rendre compte, c’est la charpente toute entière qu’il bascule en avant, qu’il lève à hauteur de l’enfant. Peu à peu, la lexie se renouvelle, s’adapte, franchit les âges, les pays, les révolutions et il jongle entre l’italien, l’allemand, le mandarin, le russe, l’anglais, le français, l’hindi, l’arabe, l’ourdou, non, le français ? Le français. Le dialogue échangé quelques minutes avant retentit encore dans la mémoire immédiate. « M’entends-tu, de la sorte ? », l’accent est parfait, calme et doux, généreux, empli d’une bonté amène que soufflent les lippes approchées. Voir chez elle le discernement lui écaille la barbe d’un sourire troublé, ému par ce simple contact entre eux. Ces retrouvailles, il les a rêvées dans le creux des nuits éternelles. « Enfin », expire-t-il en haillons, pogne sanglante scellée contre ventre, bras lésé pendant dans le vide, courbé et sale, mais serein. Il la toise, volant aux étoiles la manière qu’elles ont de veiller sur leurs enfants, globes embués par le bouleversement de cette vision. « À chacune de tes genèses, j’ai attendu que ce moment arrive… je t’ai tant de fois vue », mourir et renaître, fauter et décliner, le visage est parcouru d’un spleen endeuillé, d’une tristesse orpheline, et puis le supplice, intolérable. Passée l’euphorie, vient l’épreuve du calvaire. « J’ai échoué… » confesse-t-il, lâchant l’arme dénuée d’intérêt pour approcher la dextre du minois et en caresser le duvet lactescent. Ce toucher le sidère, le transporte au-delà de son mal, et de fait lui rappelle la mortalité de cette armature envahie. Puisque retrouver le plaisir de la tangence, c’est aussi réaliser la matérialité des affres ; de l’agonie. « Je… suis… mourant…? » La curiosité fait place à un râle, puis à la paluche de glisser en laissant sur la joue un sillon rubicond. Il s’affaisse à terre, poussière parmi poussières, provoquant chez la créature canine un remous – d’inquiétude ? – qui ne peut aboutir ; car après tout son maître n’est plus vraiment là, et si son maître n’est plus vraiment là, l’énergie qui l’anime n’est que chichement exercée. Sur ce tombeau de plancher, l’Âme est en peine. « Je t’en prie… ne me laisse pas partir… je ne veux pas t’abandonner, pas encore… pardonne-moi, je n’ai pas su, te sauver… » L’angoisse, la panique, pas de trépasser, cela non, mais de faillir, de gâcher peut-être l’unique occasion qu’il avait de lui avouer, d’admettre, qu’il a éternellement essayé.
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