« It gets better. » Édouard renifle malgré lui, alors qu'ils retournent vers le bois, amusé mais un peu cynique aussi. Oui. It gets better. C'est ce qu'on lui dit depuis des mois, des années. It gets better eventually. It will be okay in the end. If it's not okay, then it's not the end. Ça ira mieux, tu accepteras ton loup, on gagnera la guerre, tout ira pour le mieux, it gets better. Ça le fait rire, parce qu'il sait que rien gets better, que tout stagne, il a juste l'impression que ça fait des années qu'il en est au même point: à se battre, pour les autres et contre lui-même. « Yeah, everything still feels like shite, but it’s not as bad as ye must feel now. — Am fine, ” dit-il par pur automatisme, refusant d'en démordre. C'est toujours la même avec Édouard. Tout va bien jusqu'au moment où quelque chose se brise, ouvre les vannes et déverse en torrents invincibles et impossibles à arrêter tout ce qui ne va pas. It gets better but not for people like him.
« Ye’ve got no idea how freakin’ amazin ye are, eh ? » Il s'arrête, presque; son corps fait un mouvement pour s'immobiliser, regarder Rohan, mais presque aussitôt que l'arrêt instinctif s'empare de son corps, son esprit le rejette et il continue de marcher. Amazing, hein? Il s'est jamais senti amazing depuis l'Accident, Édouard. Avant... oui. Il avait tout pour lui, pensait-il à l'époque. Il allait avoir une carrière incroyable, il allait trouver une femme parfaite, finir ses vieux jours avec ses meilleurs amis Rick et Faust, voir son âme-soeur Amelia tous les jours (il ne s'imaginait pas autre chose à l'époque), il allait regarder Derek et Penny grandir pour devenir des gens extraordinaires, il allait améliorer sa relation avec sa mère, la rendre fière, il allait... il allait avoir une vie parfaite, amazing.
Mais cet Eddie-là est mort sous les griffes d'un loup-garou. Il ne sera jamais plus parfait, amazing, prometteur, arrogant, décent. Il sera toujours une moitié d'homme, parce qu'il est mort, et qu'il a laissé un loup bouffer la partie la plus faible de son coeur.
« Anyone else would have ripped my throat already. A dinnae ken how ye do it. — Day's not done, ” fait-il mine de le menacer en retour, même si bizarrement... Édouard se sent étrange, flatté et soulagé peut-être. Il a envie de lui arracher la gorge, un peu, pour qu'il cesse de parler et de dire des conneries genre it gets better mais ça lui fait plaisir qu'il lui dise ça. Peut-être qu'au final... « Ye’re good at this, Eddie. » ...il n'est pas si mauvais à tout ça.
Il reste silencieux et puis se remet en mouvement. “ Come on, big man, ” souffle-t-il simplement comme encouragement, alors qu'ils récupèrent d'autres morceaux de bois à ramener au cottage. Il dissimule son léger sourire en lui tournant le dos.
Ouais. Peut-être qu'it gets better.

03 SEPTEMBRE † Il va mourir, il va mOURIR, IL VA MOURIR, IL DÉTESTE ÇA, IL A L'IMPRESSION D'ÊTRE PLUS GRAND QUE SA PEAU, IL A L'IMPRESSION QU'IL VA SE METTRE À HURLER OU À GÉMIR OU À MOURIR, IL VEUT JUSTE MOURIR, QUE ÇA SE CALME, ÇA LE GRATTE, IL FRISSONNE, IL GRONDE, C'EST HORRIBLE, IL DÉTESTE ÇA, IL SE DÉTESTE, IL VEUT JUSTE QUE ÇA SE FINISSE, QU'ON N'EN PARLE PLUS, IL VEUT DÉJÀ ÊTRE DEMAIN MATIN ET pourquoi est-ce qu'il est en train d'enlever son t-shirt? « What ? It’s shite to turn in yer clothes. » Ça lui fait bizarre parce qu'il seNT LA CHALEUR DU CORPS DE ROHAN, IL ENTEND LES OISEAUX LOINTAINS QUI S'EN VONT EN FRAPPANT L'AIR DE LEURS AILES, IL ENTEND LES BÊTES QUI RESTENT DANS LEURS TROUS, LEURS TERRIERS, NON, PAS LES BÊTES, LES PROIES, OH, OUI, ÉDOUARD DOUGLAS, ÇA VA ÊTRE UNE SACRÉE NUIT QUE CETTE NUIT, MAIS TU LE SAIS, N'EST-CE PAS? ÇA FAIT BIEN TROP LONGTEMPS QUE TU ME MUSELLES, M'ATTACHES, ME RÉPRIMES ET M'OUBLIES MAIS LÀ, C'EST FINI, TU ES À MOI, JE SUIS TOI.

La Lune le baigne de sa lumière et le Loup hurle à l'intérieur, il sent un grave grognement naître dans sa gorge. Il a déposé chaussettes et chaussures à côté de ceux de Rohan et a fermement attaché sa baguette à son bras avec une lanière magique qui ne se défera pas malgré la transformation, pour l'avoir au réveil. Il sent l'herbe sous ses pieds, le murmure de la forêt en train de la nuit dans ses oreilles, les rayons de Lune sur son corps.
Il commence à respirer de plus en plus vite, ses poumons n'ont jamais assez d'air, d'odeurs, de tout. Il essaie de se débarrasser de son t-shirt, n'écoute pas Rohan, il est plus grand que son corps, plus grand que tout, il aurait dû se débarasser de son pantalon aussi et pourquoi il a cette baguette? Une bête n'a pas besoin de baguette, la Bête n'a pas besoin de baguette et- SI IL A BESOIN DE LA BAGUETTE QUAND IL SE RÉVEILLERA-- ET SI JE NE TE LAISSAIS JAMAIS TE RÉVEILLER, ÉDOUARD DOUGLAS?-- NON, JE ME RÉVEILLERAI, C'EST JUSTE UNE NUIT, UNE NUIT, UNE LUNE.
La douleur est toujours insupportable. Tous les mois, toujours, tout le temps. Édouard a l'impression qu'on brûle ses os avec des chalumeaux. Que des couteaux sont enfoncés dans chaque centimètre carré de sa peau. C'est horrible. Il veut hurler mais ça reste coincé dans sa gorge. Il est tombé — quand est-il tombé? — et ses ongles s'enfoncent dans la terre, cherchent quelque chose à quoi s'accrocher.
De longs frissons l'agitent, des pieds à la tête. Il ferme les yeux, il se sent déjà fiévreux, ses cheveux sont plaqués à son front, son visage ruisselle de sueur-- TU ESSAIES ENCORE DE JOUER, ÉDOUARD DOUGLAS?-- MON NOM EST ÉDOUARD DOUGLAS JE NE SUIS PAS UNE BÊTE-- CE SOIR, SI, TU L'ES, JE LE SUIS-- MON NOM EST ÉDOUARD DOUGLAS ET JE NE SUIS PAS UNE BÊTE-- À QUOI BON RÉSISTER?-- MON NOM EST ÉDOU

Le premier craquement et il hurle. Les os s'allongent et les muscles changent, les os craquent et les muscles se déchirent, ses gencives sont en sang et les griffes sortent de ses phalanges; il ressemble à un monstre de cauchemar et d'horreur, avant que les cheveux se mettent à se mouvoir comme un océan couleur encre, se transformant en fourrure tandis que le sortilège d'Illusion disparaît, l'oeil gauche tournant au blanc et la moitié du visage — du museau — se transformant en chairs ravagées et à vif. L'oeil noir brille un instant, d'une lueur dorée qui n'a rien de naturelle, se braquant sur l'autre en train de se transformer alors que les deux mâchoires claquent, les crocs dégoulinantes de sang et de bave se refermant sur le vide comme un signal d'alerte.
MON NOM EST ÉDOUARD DOUGLAS, MON NOm est Édouard Doug, mon nom, mon nom...
Ne lui faites pas de mal... pense confusément le loup en regardant le Blanc, avant que les dernières réminiscences de conscience s'évadent et soient effacées, remplacées par de l'instinct, de l'instinct et de la soif de sang, de la soif de sang et de la colère et de la violence.

Le Noir fond presque sur le Blanc, l'envoyant rouler sur le sol, les griffes s'enfonçant dans la chair avec délice, l'immobilisant et encerclant la gorge de ses crocs. Et puis satisfait du gémissement de soumission, il se détache, soudainement joueur, ravi d'être sorti.

Il est enfin, ENFIN LÀ. POUR DE VRAI, SANS LA CONSCIENCE, SANS L'HUMAIN, SANS RIEN. IL Y A LA FORÊT AUTOUR D'EUX, ET LES PROIES, ET DE L'AGITATION, ET LA LUNE QUI LEUR SOURIT COMME UNE MÈRE FIÈRE D'EUX. IL Y A LES FLAGRANCES DE PEUR ET DE SANG ET DE CHASSE QUI FLOTTENT DANS L'AIR. IL Y A L'ÉNERGIE DANS SES MEMBRES, IL Y A SON COEUR, IL Y A LA SOIF, IL Y A LA FAIM, IL Y A LE DÉSIR DE JOUER, D'HURLER, IL Y A TOUT, IL Y A TOUT, IL EST ENFIN LIBRE, IL EST ENFIN UN LOUP.

Le Noir hurle son bonheur à la Lune et le Blanc le rejoint et ils partent tous les deux en chasse, deux frères, une meute et une seule Conscience.
It does get better.

03 SEPTEMBRE †D’abord il y a tout son corps qui se met à brûler, comme si ses veines se remplissaient de lave en fusion. Alors il crève de chaud, il halète, il a envie de s’arracher la peau avec les ongles, n’importe quoi pour se débarrasser de cette sensation qui le fait suffoquer. Puis la douleur apparaît brusquement. Ses ongles deviennent des griffes faites pour trancher. Ses dents s’allongent, sa mâchoire s’agrandit, ça saigne et le goût cuivré lui remplit la bouche, l’odeur lui agresse les narines et l’humain veut vomir mais le Loup a tellement faim. Les crocs sont là, trop longs pour sa bouche qui n’a pas fini de se transformer, alors il s’entaille la lèvre et la langue dans un grondement étranglé. Même le poil qui pousse est douloureux. Ça fait mal, ça fait tellement MAL ET FAITES QUE CA S’ARRÊTE, VITE, VITE, IL VEUT SORTIR.

JUST LEMME OUT ALREADY.

Rohan n’est plus là. Il ne lutte jamais contre le Loup, plus depuis des années. C’est plus simple de le laisser prendre le dessus dès les premiers rayons de la pleine lune. C’est moins douloureux. Mais cette fois, c’est plus long. C’est plus long que d’habitude, il devrait déjà être là, il devrait déjà être dehors, libre, ça prend BEAUCOUP TROP DE TEMPS, C’EST LA POTION QUI TUE LE LOUP QUI MENE UNE BATAILLE PERDUE D’AVANCE CONTRE LA LUNE. Il la hait, il la hait, il veut la vomir, il ne la prendra plus jamais, peu importe ce qu’Edouard dira, même s’il veut qu’il s’en aille et qu’il quitte la Meute, il ne la prendra plus jamais, parce que c’est MAL, MAL. Les os craquent, le son est affreux et ça ne lui est pas arrivé depuis des années, mais il rend le maigre contenu de son estomac sur le sol. De la bile et du sang, c’est infâme, mais il ne s’est même pas débarrassé de la potion, c’est trop tard, elle est dans son système et tente de mettre le Loup en cage. Il gémit, se tortille sur le sol, ses griffes s’enfoncent dans la terre humide, il rampe parce qu’il a froid et chaud et il veut que son frère l’aide, il a besoin de son aide parce qu’il va mourir si ça ne s’arrête pas bientôt.
Pourquoi font-ils ça ? Pourquoi prennent-ils cette horreur ? Ses os se raccourcissent, d’autres s’allongent, les articulations changent d’angles, il n’a même plus l’énergie de crier, il ne peut que subir et la dernière fois qu’il a autant chialé, il n’avait même pas un mois et se tortillait aux pieds de son Créateur qui subissait sa propre transformation le plus stoïquement possible. Il s’était promis de ne plus jamais être aussi pathétique, parce qu’il ne peut pas être faible, il n’a pAS LE DROIT D’ÊTRE FAIBLE, LES FAIBLES MEURENT, LES FAIBLES SONT COMME LES HUMAINS DE SES SOUVENIRS, ILS NE SURVIVENT PAS, SEULS LES FORTS COMME LE CREATEUR ONT LE DROIT DE VIVRE, ET S’IL CONTINUE DE GEMIR ALORS IL LUI BRISERA LA NUQUE ET—

Enfin, il est libre. Enfin, il peut se redresser sur ses pattes tremblantes, le corps endolori. Le Blanc ne comprend pas, il n’a jamais eu aussi mal et il n’a jamais entendu la Conscience lui parler. Il n’y a toujours eu que lui et la Lune, lui et la Meute, jamais la Voix, jamais elle, elle n’a pas sa place quand la lune est ronde. L’animal secoue la tête, essaye de chasser cette voix qui lui rappelle qu’il a une mission.

Il n’a pas de mission, seulement courir, chasser, se nourrir, être libre, libre, LIBRE.


Le Noir lui saute dessus, l’envoie rouler dans la terre et un glapissement de douleur lui échappe quand il enfonce ses griffes dans sa chair. Les crocs se joignent aux griffes, dans son cou. Le sang coule déjà, tâche sa fourrure claire et en temps normal, il rendrait coup pour coup, en temps normal, il ne se laisserait pas faire par cette Bête qui ne mérite ni son respect ni sa soumission, cet animal sauvage qui n’est même pas un vrai Loup et qui ne sait rien. Quand ils sont humains, il est le plus jeune mais quand la lune est ronde, c’est LUI LE PLUS ÂGÉ ET IL VEUT LUI MONTRER QU’IL N’EST PAS FAIBLE, IL NE SERA PLUS JAMAIS FAIBLE.
Mais la Potion a tué le Loup et le Noir est plus fort que lui. Il n’est pas stupide, il sait quand une bataille est perdue d’avance. Le gémissement qui lui échappe relève plus de l’instinct de survie qu’autre chose, mais ça fonctionne, car l’autre le relâche enfin. Il se relève, et alors que le Noir pousse son premier hurlement, il se rappelle sa mission.

Teach him.