30 novembre. Heath fuit son regard, tandis que Mylan le fixe calmement par-dessus sa tasse de café et attend. Il le laisse bafouiller, chercher ses mots, probablement plus patient qu’il ne l’a jamais été. « J’ai le cœur paresseux, » dit-il enfin et le jeune homme fronce les sourcils, parce qu’il n’est pas certain de saisir ce qu’il veut dire par là. Il dit ça comme si c’était un truc sérieux, comme une maladie, alors que Mylan est loin de tout savoir mais il est plutôt certain que ça n’existe pas. « Je ne sais pas vraiment me battre pour garder quelqu'un. » Et c’est peut-être mieux que Ravka ne le regarde pas, ne puisse pas voir l’air ennuyé sur les traits du Rhee, parce qu’il est parfaitement incapable de se retenir. « Ce n'est pas très... glorieux et je comprendrais que tu me trouves- que tu me juges. Mais ça fait dix ans que je ne vis que pour moi-même et l'idée de m'investir... » Le froncement de sourcils est de retour, alors que Mylan se retient à peine de lui demander s’il pense être le seul, qui ne sait pas s’il doit s’investir, qui a peur de le faire, qui ne sait pas comment faire. Il se retient parce qu’il veut tout entendre avant et il commence à savoir maintenant, lorsque Heath n’a pas terminé et cherche ses mots, c’est tout un spectacle, une danse sur ses traits et dans ses yeux. « J'essaye de devenir meilleur. J'essaye... de rendre visite à ma mère à l'hôpital, de retrouver mon frère. J'essaye d'aller sur la tombe de mon père. Régulièrement. J'essaye de corriger mes torts envers mes proches, de me convaincre d'approcher les amis que j'ai abandonnés il y a quelques années. Tout ça- je m'y étais préparé. Mais je ne m'attendais pas à ce que quelqu'un d'autre fasse irruption dans ma vie. » Il note, retrouver mon frère, il note parce qu’il était persuadé, à la façon dont Heath avait parlé de cette chambre qu’il n’était pas prêt à prêter à qui que ce soit, que le fameux frère était mort. Il note mais il ne s’attarde pas, pas tout de suite.
Lui non plus, il ne s’y attendait pas. A vrai dire, il avait même tout fait pour fuir ces conneries, en y réfléchissant bien. Rien de plus que des coups d’un soir, de quoi combler la solitude le temps d’une nuit, aucune attache pour éviter que Fox ne se reproduise, parce que ça a fait suffisamment mal une fois. Rien de sérieux, pour s’assurer qu’il ne risquera pas de donner l’opportunité à quelqu’un de le trahir à nouveau. Et puis il y a eu Heath. Heath qui a attiré son attention, qui l’a déstabilisé, Heath qu’il devrait fuir mais vers lequel il ne peut s’empêcher de revenir, comme un insecte stupide qui s’approche trop d’une flamme. Sa seule différence avec l’insecte en question, c’est qu’il sait ce qu’il risque et ça fait de lui un plus gros imbécile encore. « Je côtoie du monde, mais je n'en suis pas proche. Ma motivation ne dure pas s'il y a trop d'exigences. S'il faut une certaine... régularité. Mais j'ai des coups de coeur affectifs, parfois. C'est assez rare. Je deviens avide, au point de ne plus vouloir- pouvoir me passer de l'autre. Il me faut apprendre toujours plus, en profiter pleinement, parce que ça ne dure jamais longtemps. Au bout d'un moment le brasier finit toujours par s'éteindre. » Et il ne peut pas comprendre ça, Mylan. Parce que dès qu’il commence à devenir avide, dès qu’il se met à avoir besoin de l’autre, dès qu’il ne peut plus s’en passer, il sait qu’il en a pour un moment.

Des années.

« Je me lasse, je ne supporte plus la présence de l'autre — plus du tout. Et plus je tente de me forcer, plus ça devient... insoutenable. Etouffant. » C’est au tour de Mylan de ne plus pouvoir le regarder alors qu’il va se mâchouiller la lèvre inférieure. La lassitude, il ne peut pas lutter contre ça, il la provoque sans le vouloir. Ses parents se sont lassés de ses conneries. Fox s’est lassée de l’attendre. Seán s’est lassé de lui, tout simplement. L’idée que la même chose soit en train d’arriver à Heath lui noue la gorge. « C'est quelque chose que je ne peux pas me permettre de te cacher, pas alors que j'espère te garder dans ma vie. » Ses sourcils se froncent alors qu’il relève la tête pour regarder le cuistot, sans trop comprendre. « C'est plus rare encore — que quelqu'un m'attire. Je m'étais résigné à ne pas être fait pour m'engager. Puis... on s'est trouvés, et tu m'as captivé comme personne d'autre auparavant. » Et enfin, Heath vient croiser son regard et comme trop souvent depuis plusieurs semaines lorsqu’il est question de Ravka, Mylan s’accroche et c’est pathétique, mais il ne peut empêcher son cœur de battre plus vite alors qu’il voit tout, tout dans les yeux et le sourire de Heath. « J'étais insatiable. Je le suis toujours. Ça aurait dû cesser, tu vois, comme à chaque fois, ou au moins s'atténuer lorsqu'on a commencé à passer plus de temps ensemble. Pourtant plus j'en découvre, plus je souhaite que ça dure, et je ne sais pas comment gérer ça. » Formidable, ils sont deux alors. « Désolé, je suis très... tout ou rien, je sais que c'est beaucoup, sans doute trop, trop tôt. C'est ce qui m'inquiète. Je suis hors de ma zone de confort, largement, mais j'ai envie- j'ai vraiment envie d'essayer. J'ai vraiment envie que ça marche ? » Il est en train de sérieusement s’amocher la lèvre inférieure à force de la mâchouiller, mais il est incapable de savoir quand il doit s’arrêter, puisque la douleur ne vient jamais l’avertir.
Mylan soupire, parce qu’il sait ce qu’il devrait faire. Esquisser un sourire navré et répondre à Heath qu’il ne peut définitivement pas s’embarquer dans tout ça. Prétendre qu’il n’a pas de temps accorder à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut, quelque chose d’un peu dur histoire d’être certain que ça rebutera suffisamment Ravka pour qu’ils ne s’adressent plus jamais la parole. Parce que la vérité, c’est surtout que Mylan sait qu’il est incapable de gérer l’angoisse, l’attente que Heath finisse bel et bien par se lasser. Parce qu’il est lui-même déjà trop investi, alors qu’il s’était promis de ne plus se faire avoir, et que s’il passe encore plus de temps avec lui, il sait qu’il finira par être complètement fichu.

Si ce n’est pas déjà trop tard, étant donné qu’il est toujours assis là à réfléchir alors que sa décision devrait être évidente. Mais il y a quelque chose qui l’empêche de partir. Quelque chose qui le retient. Ce n’est pas seulement la façon dont Heath l’a regardé un peu plus tôt, c’est ce qu’il a dit aussi, qui ne cesse de tourner en boucle dans sa tête. « Ok, » lâche-t-il enfin, avant de déposer sa tasse sur la table. Il se lève, la contourne pour aller se planter à côté de Heath. D’une main sur son épaule, il le fait pivoter pour qu’il se tienne face à lui et l’observe d’un regard critique. « En résumé, tu réfléchis trop. » Sa main quitte l’épaule de Ravka, va se glisser à la naissance de son cou, remonte dans sa nuque, vers ses cheveux. « Ce ne sont pas les autres qui sont exigeants, tu l’es avec toi-même, trop. » C’est à son tour d’esquisser un mince sourire, presque tendre. « Et quand tu t’excuses parce que tu penses ne pas avoir fait assez alors qu’il y a clairement à bouffer pour un régiment, c’est adorable. Quand ça te fait fuir parce que tu pars du principe que tu vas forcément décevoir, c’est agaçant. » Il vient se trouver une place entre les jambes du cuistot, alors que son autre main vient rejoindre l’autre dans sa nuque.
« Ne fais pas les choses parce que tu penses qu’on attend de toi que tu le fasses. » Mylan n’a jamais su le faire, et peut-être que ça lui a attiré bien trop d’ennuis, mais il ne pourrait jamais être quelqu’un d’autre que lui-même. « Fais-les parce que t’en as envie. » Il s’humecte les lèvres, approche son visage de celui du plus âgé. « J’attends rien d’toi, sinon que tu sois honnête. Avec toi-même, et avec moi. T’as peur ? » Il marque une pause. « Tant mieux, moi aussi, » admet-il avec un léger rire, un peu trop rauque, qui finit par mourir dans le fond de sa gorge. « Juste— dis-le. Si t’as peur, dis-le, si tu te lasses, dis-le, si tu n’as pas envie de ça, dis-le. » Parce qu’il préfère encore la peine d’entendre ça, plutôt que cet étrange silence radio brutal et inattendu. « Mais si t’en as envie, vraiment envie, alors-- » Il se redresse un peu. « Je suis toujours là, pas vrai ? » fait-il en haussant les épaules.

Heath l’a déjà tant fait pour lui, ce serait nul de sa part de refuser de lui donner une autre chance, lorsque c’est à son tour de faire un faux pas.
Heath a pardonné plus qu’un faux pas, déjà.