En recevant le fameux hibou, Bonnie l’avait tourné et retourné d’un air perplexe. Elle ne comprenait vraiment pas pourquoi Curtis l’avait invitée au restaurant alors qu’ils rompaient leurs fiançailles. Était-ce une blague ? Un piège ? Un rendez-vous pour se dire adieu ? Dans tous les cas, elle ne voyait aucune bonne raison d’y aller. Tous deux avaient toujours été en froid, sans doute parce qu’aucun ne voulait d’un mariage forcé et parce qu’ils n’avaient pas grand-chose en commun de toute façon, à première vue en tout cas. Ce n’était donc pas maintenant qu’ils s’étaient enfin débarrassé l’un de l’autre qu’ils allaient se mettre à se fréquenter. Par ailleurs, il lui faisait l’affront de l’inviter dans un restaurant moldu, elle, la sang pur aux si fortes convictions… Non, c’était certain, elle n’avait aucun intérêt à accepter cette invitation.

Alors pourquoi était-elle en route vers ce restaurant peu avant l’heure de rendez-vous indiquée ? Que faisait-elle dans ce quartier moldu au lieu d’être tranquillement chez elle ? Elle n’en avait pas la moindre idée, mais elle avait eu envie d’y aller. Bonnie n’était pas quelqu’un d’impulsif, mais elle était extrêmement curieuse, et ne réussirait sans doute pas à rester sereine si elle ignorait ce que son futur ex-fiancé lui voulait. Et puis, elle avait très certainement un côté masochiste. Il en fallait un minimum par ailleurs pour fantasmer sur son patron de vingt ans son aîné, par exemple, ou pour fréquenter un insurgé. Elle aimait le danger, l’interdit, et Curtis était sans nul doute beaucoup plus intéressant à ses yeux maintenant qu’elle n’était plus obligée de passer toute sa vie avec lui. Après tout, s’il n’y avait pas eu cette histoire de fiançailles, elle n’aurait vu aucun inconvénient à l’avoir dans son lit. Paradoxe. En vérité, elle s’était souvent dit que la nuit de noce ne serait peut-être pas si désagréable, mais le fait qu’ils s’ignorent froidement tous les deux n’aurait sans doute pas rendu les choses facile. Au moins, elle n’aurait plus besoin de se poser cette question à l’avenir.

Elle arriva finalement devant ledit restaurant et y entra. Son fiancé était déjà là, assis à une table devant un cocktail. La première chose qui vint à l’esprit de la jeune femme fut qu’il aurait pu commander aussi pour elle. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir l’esprit critique en toute circonstance, rien n’était jamais assez parfait pour elle. Mais elle se rappela qu’elle n’était pas venu là pour lui faire la guerre. Et puis, après tout, il n’était pas censé savoir si elle buvait de l’alcool ou non, ni ce qu’elle aimait. Enfin, si, il était censé, puisqu’il était son fiancé, mais vu le peu de contacts qu’ils avaient eu, il était bien normal qu’il fût dans l’ignorance au final. Elle s’installa face à lui et lui adressa un sourire poli, presque crispé. Elle ne savait pas encore à quoi elle devait s’attendre et restait donc sur ses gardes. Pour le moment, elle gardait donc ses distances et cette apparence froide qu’elle offrait au tout venant. Rares étaient ceux qui avaient pu lire un sourire sincère et joyeux sur son visage, encore plus rares étaient ceux qui connaissaient son côté passionné et lascif, et Curtis n’était pas de ceux-là.

« Bonsoir », dit-elle sobrement, sans plus de chaleur. « Que me vaut cette invitation ? » Autant aller directement à l’essentiel. Ce n’était ni un rendez-vous galant, ni même amical, il devait donc avoir quelque chose derrière la tête… En tout cas, ça n’était sans doute pas gratuit. « Est-ce que tu as quelque chose à me demander ? Parce que sinon, tu sais, ce n’est pas la peine de te forcer à m’inviter, nous ne serons bientôt plus fiancés. Il fallait y penser avant. » Ses prunelles bleues renvoyaient un mélange de mépris et de curiosité. Elle ne pouvait nier qu’elle était intriguée, sans quoi, elle ne serait même pas venue. Mais elle était encore sur la défensive.

Tandis que Curtis répondait à ses questions, elle le fixait, les yeux plissés en un regard suspicieux. Mais ses arguments se tenaient. Ils avaient tous deux été à un moment condamnés à vivre l’un avec l’autre éternellement sans en éprouver l’envie aucune, et comme il le disait, le souci n’était l’identité de l’autre, le souci, c’était qu’ils n’avait pas eu le choix. Si Bonnie avait rencontré Curtis dans d’autres circonstances, elle l’aurait peut-être apprécié. Ou détesté, parce qu’après tout, ils avaient des caractères bien différents. Mais en tout cas, elle ne l’aurait sans doute pas ignoré. Il n’était certainement pas des hommes que l’on oublie. La raison de leur présence ici était donc leur propre officialisation de la rupture de leurs fiançailles. Bonnie haussa les épaules. Pourquoi pas après tout, elle avait du temps à perdre et était curieuse d’en apprendre un peu plus sur celui qui aurait dû l’accompagner tout au long de sa vie.

« Très bien », accepta-t-elle, un léger sourire pincé sur les lèvres. Elle n’était pas encore prête à se débarrasser de sa carapace de glace. Le serveur arriva à leur table à la demande de Curtis. Bonnie voulut commander un rhum-myrtille, mais elle se souvint qu’ils se trouvaient dans un bar moldu et que leurs boissons étaient différentes. Il était heureux qu’elle eût reçu une éducation assez complète à ce niveau-là, car la plupart des sangs-purs restaient uniquement cantonnés au monde sorcier. « Un martini », demanda-t-elle froidement, ne voyant aucun intérêt à être poli avec le serveur moldu d’un bar dans lequel elle ne remettrait probablement jamais les pieds.

Puis son futur-ex-fiancé évoqua alors son potentiel futur époux, et elle ne put s’empêcher de grincer des dents. Ses paupières s’étrécirent tandis qu’elle l’écoutait, et son nez se pinça légèrement. Elle se demandait ce qui lui valait tant d’attention et trouvait ça particulièrement louche. Il devait certainement avoir quelque chose à lui demander, il ne pouvait s’agir que de ça. Par ailleurs, le discours qu’il tenait était assez drôle quand on savait qui était sur les rangs pour épouser la jeune femme. Draco était certes un sang-pur issu d’une noble famille, et de ce fait il faisait un bien meilleur parti que Curtis, mais pour ce qui était de lui apporter ce dont elle aurait besoin, il était bien loin d’être à la hauteur.

Quant au fait de se rattraper et d’être là quand elle en aurait besoin, il n’y était évidemment pas obligé puisqu’ils n’allaient plus rien avoir à faire l’un avec l’autre. Tenait-il vraiment à se faire pardonner alors qu’elle ne lui en voulait même pas ? Comment pouvait-elle lui tenir rigueur de ne pas s’être occupé d’elle alors qu’elle n’en avait pas eu la moindre envie ? Après quelques instants de réflexion durant lesquels elle le dévisageait sans se départir de son air soupçonneux, elle prit la parole. « Mon futur nouveau fiancé ne m’apportera rien de plus que toi, et tu t’en doutes bien. C’est toujours un choix de mon père, et je serai toujours privée de ma liberté. » Son ton était grave, presque monocorde, comme si elle récitait par cœur une litanie. Puis elle soupira. « Toi, tu as quelque chose à fêter, moi… je ne sais pas. » En vérité, son honneur était sauf de ne pas devoir épouser un sang-mêlé. Mais elle n’en était pas plus heureuse pour autant.

Elle but une gorgée de son verre qui lui avait été servi entre temps. Elle en avait bien besoin. Le goût fort et amer qui se déversa dans sa gorge sembla la revigorer un peu, et elle sourit vraiment, pour la première fois de la soirée. Un sourire malicieux, certes, mais un sourire quand même. Peut-être dû à l’ironie de la situation. Ses lèvres toujours étirées, elle planta ses yeux azur dans ceux du jeune homme, le sondant du regard. « Qu’est-ce que tu me veux, exactement, Curtis ? » Elle n’était tout de même pas dupe, il n’était pas là pour parler de la pluie et du beau temps, encore moins pour se remémorer tout ce qu’ils n’avaient pas fait ensemble quand ils étaient fiancés.

Le discours du jeune homme n’était pas sans l’intriguer, voire la perturber. Elle commençait à bien comprendre qu’il n’avait pas envie de perdre le contact avec elle, ce qui était assez étonnant puisqu’ils n’avaient jamais été proches. Il était certain que s’ils avaient partagé une certaine complicité en étant mariés, même sans être ensemble, elle n’aurait pas eu envie de mettre fin à cette relation, et lui non plus, sans doute. Mais dans ces circonstances, elle ne voyait pas vraiment ce qui pouvait le pousser ainsi à vouloir entretenir quelque chose avec elle, quoi que ce fût. Mais à bien y réfléchir, c’était peut-être justement le fait qu’ils aient été si proches de vivre ensemble sans même se connaître. Elle le trouvait particulièrement sibyllin, peut-être pensait-il la même chose d’elle et avait-il envie de creuser un peu. Il se montrait toutefois bien protecteur pour quelqu’un qui voulait juste en apprendre plus sur elle. Avaient-ils un lien qu’elle ignorait, autre que ces fiançailles ratées ?

Elle sentit un frisson la parcourir quand il s’empara de sa main. En temps normal, en bonne personne frigide dont elle voulait donner l’image, elle l’aurait immédiatement retirée. Mais elle n’en fit rien, parce qu’il ne lui semblait pas qu’il eût déjà fait ce geste auparavant et qu’elle ne pouvait nier qu’il était agréable. Elle en profita pour le détailler un peu plus. Bien sûr, c’était tout à fait son type d’homme, et la nuit de noce aurait certainement été le moment le plus agréable de leur union, ou du moins, le moins rébarbatif. Mais elle ne savait pas trop dans quoi elle s’embarquait, et son inquiétude se confirma quand il prit à nouveau la parole. Celui qu’elle pensait être un mauvais garçon se révélait particulièrement romantique dans ses mots, et cela la surprenait, et l’effrayait sans doute un peu également. Elle voyait peu d’équivoque là-dedans.

Elle attendit qu’il lâchât sa main pour répondre, un peu perplexe. « Curtis… Es-tu en train de me parler d’une relation de couple ? J’en ai nettement l’impression et j’ai un peu de mal à comprendre… Pourquoi attendre que nous ne soyons plus fiancés pour me faire une telle proposition ? J’ai bien compris que les obligations te bloquaient, mais… » Elle ne termina sa phrase et préféra la laisser en suspens. Il était vrai que, par esprit de contradiction, elle ne se voyait pas passer toute sa vie avec la même personne. Mais d’un autre côté, elle aurait pu s’attacher à Curtis, si elle avait appris à le connaître et qu’il lui correspondait. Et il aurait également pu s’attacher à elle en découvrant certaines facettes qu’elle cachaient. Or, visiblement, il n’avait pas eu besoin de découvrir ces facettes pour s’intéresser à elle… Alors pourquoi avoir attendu ? Elle se souvint alors d’un détail dans son discours, le terme « responsabilités ». Visiblement, il considérait le mariage comme tel, ce qui en soi n’était pas complètement faux, surtout chez les sangs-purs. Mais cela n’impliquait pas forcément de faire une croix sur tout le reste.

« Tu sais », reprit-elle avec un léger sourire énigmatique, « si on avait été mariés, la morale nous aurait certes obligé à être fidèle l’un à l’autre… Mais qu’est-ce que la morale ? C’est subjectif. Tu penses franchement que toutes les règles qui nous entourent respectent la morale ? Je te dis le fond de ma pensée, Curtis, si nous avions été mariés, nous aurions certainement été infidèles… Mais nous aurions pu nous entendre quand même. » Il n’y avait pas de raison qu’une telle union ne marche pas, à vrai dire, c’était même peut-être plutôt l’inverse, un semblant de liberté qui enlèverait toute frustration malsaine. Elle le fixa d’un regard perçant. « Je vais être franche avec toi. Je ne veux pas plus d'une relation de couple maintenant qu'avant, et ce même si je n'étais pas promise à un autre. Alors si c'est ça que tu veux, et tu en donnes l'impression, ça ne m'intéresse pas. J'aurais presque la même sensation d'enfermement. Si tu veux vraiment que je ne prenne que le positif sans les responsabilités, ce n'est certainement pas ce genre de relation qu'il nous faut. » Elle posa ses coudes sur la table, croisa ses doigts et posa son menton dessus, tout en observant le jeune homme d'un air inquisiteur.

Le rire soudain du jeune homme la surprit, mais lui fit immédiatement comprendre qu'elle s'était trompée. De toute évidence, ce n'était pas une relation de couple qu'il recherchait, du moins, pas comme elle l'avait imaginée. Encore plus intéressée, elle ne perdit pas une miette des gestes et regards de son ex-fiancé. Puis il finit par répondre, et ce fut à son tour d'avoir envie de rire, bien qu'elle se retînt. S'il la connaissait, en effet, il aurait su que faire preuve de respect et de déférence envers elle n'était pas forcément un bon moyen de la séduire, bien au contraire. Elle aimait les hommes dominateurs, autoritaires, sûrs d'eux. Sans doute était-ce pour ça qu'elle les préférait plus âgés et qu'elle fantasmait tant sur son patron. Certes, ce n'était pas seulement ces critères qui l'attiraient, cependant elle avait pour le moment du mal à cerner le jeune homme et ne savait donc sur quel pied danser.

Elle écouta son discours avec attention, en étant plus ou moins d’accord avec lui. Le mariage n’était certainement pas fait pour elle non plus, en revanche, vu qu’elle était tout de même obligée d’en passer par là, elle se fichait pas mal de vivre dans l’hypocrisie et le mensonge. Ce serait d’ailleurs certainement ce qui se passerait avec Draco. Elle n’allait tout de même pas lui rester fidèle toute sa vie alors même qu’elle ne ressentait rien pour lui. Bien sûr, tout pouvait changer, mais pour le moment, ce n’était vraiment pas quelque chose qu’elle envisageait. Les dernières phrases du jeune homme étaient en revanche peu équivoques. Elle avait parfaitement compris cette fois. Cependant, elle restait sceptique. Une amitié avec bénéfices, c’était déjà ce qu’elle partageait avec Alec, et en quelque sorte avec Adam aussi, même si le terme amitié n’était pas vraiment approprié dans leur cas. Elle ne voyait donc pas bien ce que Curtis pouvait lui apporter de plus. D’un autre côté, le fait qu’il se montrât si dévoué était peut-être un avantage. S’il voulait absolument savoir ce qu’elle désirait, il serait certainement servi.

Elle l’observa s’impatienter avec une jubilation non dissimulée, ses lèvres s’étirant en un sourire sardonique. La désirait-il donc tant que ça ? Il l’avait pourtant eu pour lui mais n’en avait pas profité… Cet homme était plein de contradictions, ce qui ne le rendait que plus intéressant aux yeux de Bonnie. « Tu veux vraiment connaître mes désirs, Curtis ? » s’enquit-elle sans se départir de son sourire. « C’est possible, mais prends garde à toi, tu risquerais de te faire mordre par un serpent venimeux… » S’il savait de quels genre de perversions elle était capable, peut-être prendrait-il immédiatement ses jambes à son cou. Il était peut-être contre le mariage, mais il semblait avoir beaucoup de principes pour un homme qui ne cherchait que les plaisirs de la chair. Car quelque part, c’était ce qu’elle espérait qu’il cherchait, il n’était tout de même pas vraiment en train de lui expliquer qu’il voulait être ami avec elle, n’est-ce pas ?

Elle s’avança légèrement vers lui comme si elle s’apprêtait à lui murmurer quelque chose, et en effet, elle baissa la voix. « Contrairement à toi, je n’ai pas beaucoup de valeurs, sinon celles de mon sang. J’écoute mon instinct. Et mon instinct, pour le moment, me dit que tu es sans doute quelqu’un de bien trop respectueux pour pouvoir combler mes désirs. » Après tout, il ne l’avait pas touchée quand ils étaient fiancés, simplement à cause de ce statut, alors qu’au final, il aurait pu faire fi de tous ces principes et s’envoyer allègrement en l’air avec elle. Peut-être leur condition en aurait-elle été plus supportable par ailleurs. « Je ne suis pas comme ces filles que tu as l’habitude de croiser, je n’ai pas besoin de romantisme, je ne veux pas de beaux discours ni de dîners aux chandelles. Ces filles sont stupides, elles ont certainement eu l’impression d’être importante à tes yeux alors qu’elles ne l’ont jamais été. » Elle haussa les épaules, amusée, puis se renfonça dans son siège et adressa un sourire sarcastique au jeune homme. « Désolée, mais je ne tiens pas à m’ennuyer au pieu », affirma-t-elle d’un ton sec. Ce n’était pas un non catégorique, mais plutôt un défi qu’elle lui lançait. S’il la voulait, il allait devoir la mériter.