❝ C’est ma devise ❞1986 & Ministère de la MagieLe tailleur drapé à la taille.
Le talon un peu trop haut.
La bouche rouge.
Femme.
- Votre candidature est… impressionnante.
- C’est le minimum que je puisse faire.
La mâchoire arrogante.
Le regard givré.
La main sur les genoux croisés.
Adulte.
- Vous comprenez bien que cet entretien n’est pas… une procédure de recrutement habituelle…
- J’en ai conscience.
- J’ai toujours tenu votre père en grande estime… je pense avoir déjà eu le plaisir de vous croiser lors d’une Réception…
- Les Flint. Leurs appartements de Londres. Décembre 1979.
Les recherches faîtes.
Le chignon tiré.
Le dossier épais.
Préparée.
- Oh. Oui. Probablement…
- C’était juste après les Grands Procès des colonies de géants du Pays de Galle. Que vous aviez présidés. Une grande inspiration pour moi dans mon intérêt pour cette carrière.
- A… douze ans ? Vous étiez bien précoce.
- Déterminée. Tout le monde vous dira que j’ai hérité ça de papa.
- Mmmh… de ce que je peux lire ici… de toute évidence vous ne vous êtes pas beaucoup reposée à Poudlard, en effet…
- Optimale. C’est ma devise.
- Préfète… Préfète-en-chef… Serpentard…
- Evidemment.
- Des clubs de… mmmh… ça n’existait pas à mon époque ça… Très bien… Et vous avez passé l’été dernier dans le service juridique de l’entreprise de votre oncle… Desmond Rosier.
- Il vous passe le bonjour.
- … vous avez conscience que je ne… nous… les entreprises… enfin… Travailler au Ministère demande un certain niveau d’engagement… particulièrement dans notre service…
- Vous avez dû lire ma lettre de recommandation.
- Oui… Dithyrambique.
- Je dirais méritée.
- Hé bien… ce n’est pas exactement à vous d’en juger…
- Vous pourrez le confirmer par vous-même très rapidement.
- Si vous êtes prise.
Silence.
Inspire. Cille. Expire.
Voix veloutée.
Dominante.
- Comme je l’ai dit, vous pourrez le confirmer par vous-même très rapidement.
- J’admire votre motivation, Cornelia, mais il vous faut bien comprendre nous n’avons pas l’habitude d’accorder des emplois sans expérience sur le terrain, nous…
- Ca sera donc une première, pour nous deux.
- Vous parlez comme si vous étiez déjà en place, Mademoiselle Rosier.
- Ce n’est pas le cas ?
Pause.
- Nous…
- La situation n’est peut-être pas très claire pour vous, Monsieur, mais je ne suis pas venue à des négociations…
- Je…
- Sauf votre respect, vous savez comme moi que vous ne trouverez pas mieux. Vous l’avez dit vous-même. Accepter des entretiens physiques n’est pas quelque chose de commun pour les débutants.
- Vous savez comme moi pourquoi vous avez obtenu cet entretien…
Pour qui.
- Nous savons aussi que le fondement du droit, c’est de pouvoir utiliser les cartes qu’on a en main au bon moment.
- Cette attitude aussi, vous l’avez héritée de votre père ?
- Ne nous voilons pas la face, il nous reste à peine assez de temps pour les formalités. Vous ne voudriez pas que je m’attarde… il y a des gens dans la salle d’attente… un rendez-vous qui s’éternise… une jeune fille orpheline inhabituellement reçue… qui sort en pleurs du bureau… les rumeurs dans l’Elite, Monsieur, vont vites de nos jours…
Une veine palpite.
Une horloge sonne quatorze heures.
Sourire sucré.
- Vous n’oserez pas me laisser repartir de ce bureau sans contrat.
- C’est une menace ?
- Voyez plutôt ça comme une prédiction.
- Votre impudence va vous coûter cher, Mademoiselle.
- Peut-être. Un jour. Mais aujourd’hui, je pense que cela va plutôt payer. N’est-ce pas ?
La grimace féroce.
Le tapotement des doigts sur le bureau.
La sueur sur son front.
Embauchée.
❝ The French One ❞1987 & Salon de Thé du Chemin de TraverseUne gorgée.
L’amer d’abord.
Le sucre après.
Les arômes s’entremêlent.
Tapissent sa langue.
Serpentent entre les papilles.
Remontent comme des vagues chaudes, écrasées contre son palais, y déposent une écume d’agrume.
Le citron. L’orange. La bergamote.
Collent sur ses lèvres.
Le bois, le caramel, l’épice.
Ronflent dans sa gorge.
Ses pensées éparpillées dans les effluves, Cornelia fait calquer sa langue.
Elle hoche la tête, appréciatrice.
Ajouter une pointe de whisky pur feu faisait toujours un bien fou au Earl Grey.
Et à elle-même, par extension.
Certains crieraient à un alcoolisme latent. Elle se contente de replonger dans sa tasse.
Le relent rance de la potion bue quelques minutes auparavant disparaît peu à peu, lavé par l’infusion.
Les jambes croisées sous une jupe midi. Le dos bien droit au fond de la banquette en velours élimé. Le petit doigt hargneusement levé. Elle se trouve si belle aujourd’hui.
Un journal immense flotte sous ses yeux, déploie ses pages au commandement de son index, masque l’intérieur poudré du salon de thé où elle s’est installée. Le genre de lieu avec plus de prétentions que de qualité, propre sans pour autant être bien rangé, chargé d’une décoration chère mais douteuse et de parfums supposés plaire à une clientèle en fin de vie. Mais le lieu présentait une carte de thé exceptionnelle et avait l’avantage de se trouver à deux pas du Ministère et se trouvait donc idéal pour une pause entre deux procès-verbaux de réunion à corriger.
Les minutes s’écoulent entre les articles, rien de palpitant ne vient lui faire recracher sa boisson. Presque déçue d’une actualité sans crimes, elle indique à l’objet de se replier alors qu’elle vide le fond de sa tasse d’une main décidée.
Au moment où le papier se froisse, à présent réduit à un petit carré blanc et noir à côté du pot de sucre, une lueur verte envahit la salle.
Quelques sorcières âgées grommellent.
Dans les flammes émeraudes, une main. Puis une tête. Et un corps.
Trop grande pour le cadre de la cheminée, l’arrivante se courbe avec une élégance fauve.
Une robe bordeaux simple. Pas de bijou. Pas de coiffure.
Et pourtant.
Ca vibre autour d’elle, ça scintille presque.
Comme si l’atmosphère lui faisait place.
Un magnétisme étrange, irrésistible.
Elle se déplace avec une souplesse tranquille, un charisme naturel, comme si à chaque pas chacun de ses muscles se devait d’entrer en mouvement, une danse parfaitement coordonnée.
Ses cils très longs. Son visage altier. Ses cheveux nacrés.
Il n’y a rien qui contienne vraiment le secret. Rien qui ne puisse s’attribuer clairement le mérite de l’impression qu’elle laisse sur son passage.
C’est autre chose.
Subtil, global.
Vrai.
Quelque chose d’incroyablement sophistiqué. Une beauté en contrastes. Une aura de caractère.
Cornelia se surprend à sourire pensivement.
Margot.
La Châtillon la repère, s’approche de sa table avec ce sourire qui plisse ses yeux et creusent les fossettes. Le sac à main de la blonde rampe seul le long de la banquette pour lui faire une place.
Elles se saluent en français. Savourent quelques regards réprobateurs très britanniques de la table d’à côté.
Les bises claquent, les mains se rejoignent par-dessus les soucoupes.
Elle se sert déjà à la théière, sans prendre la peine de demander quel goût Cornelia a choisi.
Elles sont elles.
Ca lui conviendra forcément.
Les prunelles de la sorcière s’accrochent à celles de l’autre.
Ses sourcils.
Son nez.
Ses lèvres.
- Je t’ai déjà dit que tu étais de loin la meilleure chose qui pouvait arriver à Elias ?
- A peu près une centaine de fois.
- Ce n’est définitivement pas assez.
Leurs rires papillonnent un peu.
Le silence revient, étrangement confortable.
Elles n’ont pas besoin de remplir le vide si elles n’en ont pas l’envie.
Elles ne se voient jamais pour discuter d’un sujet en particulier.
Elles se voient, c’est tout.
Elles perdent leur temps agréablement.
C’est quelque chose que Cornelia n’aurait jamais imaginé possible.
C’est quelque chose de très Margot.
- Un nouveau parfum ?
- Oui. Un cadeau. Guerlain.
Pause confuse.
- Je ne…
- Une marque moldue.
- Oh.
Elles se taisent.
Margot affiche une mine sereine.
Cornelia n’est pas aussi mal à l’aise qu’elle l’aurait été un an plus tôt.
On s’habituait aux lubies progressistes de la française.
Et puis le parfum est effectivement aussi sublime que sa porteuse.
Toutes deux boivent une longue lampée.
Soudain l’anglaise semble revenir à elle-même.
- J’ai oublié de te prévenir !
La française lève un sourcil, continuant cependant à pêcher des carrés de sucre du petit pot pour les accumuler dans le creux de sa paume.
- On va avoir de la compagnie.
Sa nuque se tend. Ses commissures se durcissent. Son regard reste englué dans la montagne blanche qu’elle déverse dans sa tasse.
Elle n’avait jamais été très douée pour cacher ses émotions.
C’était là encore quelque chose que la Rosier n’aurait jamais pensé apprécier chez quelqu’un avant elle.
Esquissant un sourire à la vue de la tension que les doigts de Margot mettent à attraper une petite cuiller, Cornelia précise :
- Ce n’est pas Simon.
Elle lui jette un regard de reproche doux. Elle est cependant bien trop soulagée pour arriver à rendre sa vexation crédible. Ses épaules se relâchent, la vitesse à la laquelle elle fait tourner son thé ralenti drastiquement.
- J’aime mon thé brûlant mais pas à ce point.
- On ne se déteste pas comme…
Elles se regardent fixement.
Une seconde.
Et laissent échapper un rire simultané.
- Bon d’accord, c’est si visible ?
- Tu n’as pas remarqué qu’il n’y avait aucun objet coupant autour de vous au dernier repas ?
- C’était donc pour ça les couteaux à poissons avec la dinde., nota rêveuse la Châtillon. Bon alors. Si ce n’est pas Monsieur-je-me-désinfecte-les-mains-après-avoir-salué-« the french one », qui attendons-nous ?
- Un homme que Desmond m’a envoyé pour « affaire personnelle ».
Elle souligna les guillemets avec ses doigts, une rougeur d’excitation complimentant ses iris lumineux. Margot baisse d’un ton, rapproche son visage souriant du sien.
- Oh ? Un potentiel client ?
- J’espère.
- Le Département te laisserait prendre en charge seule son dossier ?
- Hé bien si sa plainte est assez importante pour qu’il se déplace… et assez secrète pour que ça ne se fasse pas au Ministère… ça vaut de toute façon la peine de l’écouter… la politique du bureau c’est premier arrivé premier servi… donc si je me trouve une affaire…
Elle ne finit pas sa phrase, se contente de mordiller sa lèvre inférieure.
L’occasion est unique.
Cela faisait des mois qu’elle s’évertuait à faire le meilleur café de tous les départements, reclassait inlassablement les dossiers, glissait des mots de moins en moins ignorés en réunion, bougeait des meubles, récupéraient des capes au pressing, rédigeait des notes deux par deux une par main, savait systématiquement qui était où avec qui attendant quoi. Des mois qu’elle faisait la seule chose qu’elle savait faire : être la meilleure.
Même si en l’occurrence cela voulait dire être la meilleure des assistants, ou comme les seniors les appelaient avec la juste dose de condescendance « les elfes de bureaux ».
Cependant, si ses performances étaient saluées par le minimum syndical de respect que les sang-purs accordaient à leurs stagiaires, ce qui était déjà un résultat excellent, elle devait bien avouer qu’elle s’impatientait de voir son moment pour briller traîner en route.
Savoir que Desmond Rosier croit en elle et ses capacités, au point de lui offrir sur un plateau le sésame qui la conduirait à coup sûr en dehors de sa condition d’esclave des agrafeuses ensorcelées, c’est exactement ce dont elle a besoin en ce moment.
Une cloche interrompt le voluptueux mélange de ses pensées et annonce l’entrée d’un homme en costume gris.
Gomina dans les cheveux. Pivoine à la boutonnière. Chaussures trop cirées.
Il semble particulièrement déboussolé, plongé dans cet environnement rose et violet.
Le visage des presque cousines prennent la même expression circonspecte.
Les pupilles troublées du nouvel arrivant tombent sur leur table.
Un éclat joyeux illumine son visage mais les nuages de la confusion reviennent bien vite dans le bleu de son regard.
Ses longues jambes se glissent maladroitement entre les tables surchargées de bibelots.
Il arrive à leur hauteur, son regard allant de l’une à l’autre.
- Je…
- Monsieur Westbrook ?
- Oui. Vous êtes…
- Cornelia Rosier.
Le sorcier semble n’avoir jamais vu une main de femme avant, puisqu’il est apparemment incapable de comprendre qu’en la tendant elle souhaite serrer la sienne. Il fixe ses doigts tendus sans un mot, visiblement pris au dépourvu, alors que Cornelia reste dans une inconfortable position mi-assise mi-debout, tentant de conserver une allure professionnelle. L’instant gênant se prolonge jusqu’à ce que, plutôt ahuri, Westbrook se décide enfin à la gratifier d’un contact épidermique, ses yeux fixés sur Margot. La française quant à elle tient sa tasse de thé à deux mains, visiblement terriblement absorbée par la contemplation un napperon en dentelle.
- Mon oncle m’a prévenue que vous passeriez. Asseyez-vous je vous en prie. Ici Margot de Châtillon. J’espère que ça ne vous dérange pas trop qu’elle assiste à notre rendez-vous ? Je lui fais entièrement confiance et sa discrétion est assurée.
- Je… suppose… que non.
- Oh ne vous inquiétez pas. Deux femmes pour vous seul, ça ne peut que bien se passer.
Elle laisse son sarcasme courtois flotter entre eux.
Les yeux du sorcier s’arrondissent à chaque mot qu’elle prononce, vont alternativement du visage de Margot au sien.
S’éclaircissant la gorge, entremêlant ses mains sous son menton, coudes sur la table, elle enchaîne comme si un malaise ne cessait pas de s’épaissir autour d’eux :
- Alors que puis-je faire pour vous ?
- Faire pour… moi ?
- Oui. Il y a bien une raison pour que vous ayez souhaiter me rencontrer.
- Hé bien… je travaille pour Monsieur Rosier… et… il m’a dit que vous aviez l’habitude de prendre le thé ici…
- Non. Ca je le sais déjà. Je veux dire votre problème.
- Mon… problème ?
A ses côtés, le petit tremblement qui naît dans les jambes de Margot trahit un rire en formation.
- Oui. Quel est votre problème ? Il doit bien y en avoir un pour que vous finissiez en face de moi aujourd’hui.
- Oh. Je.
Il rougit violemment.
- Ma dernière petite amie disait que j’étais invivable mais elle…
- Oh, c’est une histoire de jalousie ?
- Nous…
- Malédiction post-rupture ?
- Quoi ?
- Elle vous a volé un objet précieux ?
- Mais…
- Abus de philtre d’amour ?
- Elle…
- Harcèlement par miroir ?
- Oh… mademoiselle…
- Ou menaces ?
- Pardon ?
- Allégations fallacieuses ?
- Vous…
- Tromperie ? Escroquerie ?
- Non… Je ne…
- Elle vous doit de l’argent ? Vous lui devez de l’argent ? Il y a un faux bébé en jeu ?
Son ton prend des accents acerbes.
Agacée, Cornelia penche de plus en plus la tête vers la gauche, ne comprenant pas pourquoi l’homme refuse d’exposer son cas.
Son air désemparé.
Son costume trop étroit.
La sueur qui perle sur son front.
C’est presque comme si il…
- Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, Cornelia.
Cornelia cligne des paupières.
Sa mâchoire tombe d’un coup.
Oh non.
- Dégagez.
- Pardon ? Quoi ? Je… je suis désolé si je vous ai offensé mais vraiment…
Elle n’a pas besoin de répéter le mot.
L’acidité de son regard suffit à le faire déguerpir.
Les chaises grincent. Les vieilles sorcières se plaignent.
Un pot de lait s’écrase au sol.
Au loin, elles entendent des marmonnements sur les femmes modernes et leurs exigences.
La porte se referme avec un tintement.
Sur son siège, ne restent qu’un pétale de pivoine et un petit tas de points d’interrogations.
Cornelia masse ses tempes du bout de ses index et majeurs pendant quelques secondes. Okay. Avec des gestes rapides et saccadés, elle récupère son sac à main et en extirpe une plume rouge vif glissée dans la tranche d’un calepin. Les plaquant avec un peu plus de force que nécessaire sur le table, engendrant la fuite d’une fourchette dorée terrifiée, elle se met à écrire furieusement.
Margot, réprimant son fou-rire derrière le dos de sa main, tente de lire la note qui se forme sur le parchemin.
- Qu’est-ce que tu écris ?
- Une beuglante.
La voix de la Rosier est d’un mielleux inquiétant.
- A Desmond. Pour lui rappeler que je n’ai pas besoin de lui pour égayer ma vie sentimentale. Que ses larbins feraient mieux de travailler à sa comptabilité vu ce qui se raconte au Ministère. Que je ne suis pas un stock de marchandise à écouler. Qu’il peut aller se faire foutre, de façon générale.
- C’était…
- Oui.
- Oh.
- Oui.
- Je… suis désolée.
Sourire desséché.
- Pas autant que moi.
❝ Fais attention à toi, kiddo ❞1989 & Quartier des AurorsDehors, la nuit se condense contre les fenêtres.
Dedans, la journée de travail s’étire depuis bien trop longtemps.
Les lampes en surchauffe palpitent.
Une jupe tube gaine ses cuisses posées sur l’un des bureaux.
Les rires montent au plafond avec les nuages de cigarette.
- Faut que tu viennes plus souvent Rosier. Ca manque d’ovaires ici.
- Tu veux pas que je devienne auror non-plus tant qu’on y est ?
- Tu ferais une bonne recrue. T’as un truc.
- Pour finir comme toi ? Merci mais non merci.
- Crois-moi, je m’amuse plus que toi qui joue à la secrétaire chez des bibliothécaires qui se prennent pour des justiciers.
- Pour l’instant. Attends que je plaide.
- Tu dis ça depuis des semaines, ma fille. C’est plus un instant là, c’est un destin.
- Question de perspective.
- Question de déni.
- Rappelle-moi de te virer quand je serai à la tête du Magenmagot.
- Alors là si tu crois que les gobelins te laisseront y arriver, tu te mets le balai dans l’œil et bien profond.
Les bottes croisées sur un tas de dossier à côté duquel Cornelia est assise, Lisbeth étend ses bras bien au-dessus de sa tête, faisant craquer le siège dans lequel elle est avachie. Un soupir d’aise passe ses lèvres quand la toute dernière de ses articulations finit de craquer. L’œil torve, elle attrape la bouteille de vin rouge des mains de la blonde et en avale de larges goulées.
La Rosier l’observe, un peu fascinée.
Lisbeth ne pouvait se qualifier autrement que par très.
La peau très foncée. Le corps très musclé. La voix très basse. Le rire très fort.
Les cicatrices très profondes. L’attitude très détendue. Les tenues très colorées.
Très belle. Très grande.
Très Lisbeth.
Elle s’essuie la bouche d’un revers de la main puis jette un coup d’œil à sa montre.
- En parlant des gratte-parchemins. Qu’est-ce que tu leur as raconté aux vieux pour pouvoir te perdre jusqu’ici aussi longtemps ?
- Que la théière du service s’était enfouie. Urgence majeure.
Du talon, elle tape la corbeille d’aluminium déposée sous la table. La théière en question, ligotée et renversée dans le fond de la poubelle, gigote ses petites pattes de porcelaine depuis bientôt une heure.
- Si on te demande où j’étais à cette heure-ci, tu m’as vue lui courir après au troisième étage.
- Et j’y gagne quoi ?
- A ton âge, on n’a plus rien à perdre.
- Touché.
Un avion de papier frôle son oreille et atterrit sur ses genoux. Elle lève les yeux au ciel, ramène ses jambes sous le bureau et lit la note en grommelant, goulot de la bouteille toujours au coin de la bouche.
En tailleur sur la table, Cornelia se redresse sur les genoux, pose ses avant-bras au-dessus des murs minces constellés d’affiches de recherches qui séparent l’espace consacré à Lisbeth des autres membres du service. Sous ses yeux, un labyrinthe se déploie. Les cabines de bureau bizarrement agencées dans l’espace immense forcent les aurors qui veulent le traverser à une trajectoire en zig-zag particulièrement absurde. De sa position en hauteur, elle les voit s’agiter. Les corps qui se cognent, se perdent dans des cul-de-sacs. Des têtes qui crachent des jurons, se plaignent à grands cris. Elle comprend soudainement cette passion bizarre des gens qui observent des fourmis creuser des tunnels entre deux plaques de verre. C’est comme une mise en abîme de l’existence. Ca a quelque chose de reposant et de pathétique. On la fusille de regards réprobateurs qu’elle ignore superbement. Sans un mot, elle se laisse glisser de long du mur, finit jambes croisées au milieu des dossiers de Lisbeth. Celle-ci dicte une réponse codée en termes techniques à une plume à papote. Cornelia sait que certains ont arrêté des amis de ses parents. Ils le savent aussi. Ils savent aussi tout le reste, auquel elle ne veut pas penser. Son regard se pose sur le crâne rasé de l’auror agité par l’emphase de sa dictée. Elle ne sait pas trop pourquoi Lisbeth l’a prise en affection. Ni pourquoi c’est plus ou moins réciproque. Elles ne savent rien l’une de l’autre. Ne veulent pas forcément en savoir plus. C’est peut-être ça, en fait. Elles se sont simplement trouvées en même temps au bon moment.
La sorcière souffle sur l’avion qu’elle vient de replier, l’envoyant voler vers le sixième étage.
Leurs yeux s’alignent.
- Tu veux pas aller te coucher, gamine ?
- Tu rigoles ?
Personnes ne dormaient dans le bureau des aurors. C’était comme si les lois de la nature ne s’appliquaient plus dans cette pièce bondée aux odeurs oscillant entre le vestiaire de sport et le bar irlandais. C’était une des choses qui faisaient qu’elle s’y retrouvait de plus en plus. Si elle n’y passerait clairement pas le reste de sa vie, elle l’envisageait comme une salle de détente très efficace. Elle avait découvert cette atmosphère exaltante une paire de mois auparavant. Un des sorciers de la défense l’avait envoyée réclamer un compte-rendu de mission auprès d’un auror quelconque. C’était quand celui-ci avait placé une blague misogyne, qu’elle s’était trouvée dans l’obligation de remballer de façon très directe avant l’intervention de Lisbeth, qu’elle avait sympathisé avec la sorcière et ses coups de poings magistraux. Amenée à devoir régulièrement réclamer des éléments administratifs manquants à la cheffe de groupe, Cornelia avait peu à peu pris l’habitude de s’attarder dans le bureau des aurors quand les locaux de la Justice Magique la laissaient inoccupée. Ou voulaient l’occuper avec une tache particulièrement rebutante.
- Je dis ça pour toi, hein…
Et puis, plus récemment, une autre idée lui est venue à force d’observer le département fonctionner de nuit.
Un fracas se fait entendre.
Claquement de portes. Cris d’hommes. Magie luisante.
Une voix agressive tonne.
- On en a un pour la cellule !
Cornelia est déjà sur ses pieds.
Une autre idée qu’il était précisément temps d’appliquer.
Lisbeth ne bouge pas, tranquille sur sa chaise.
Ses yeux suivent la Rosier qui se dirige à grands pas vers la source du vacarme.
- Fais attention à toi, kiddo
Sourire mauvais.
C’est plutôt à eux à faire attention à elle.
Près de la porte, une petite troupe est massée en demi-cercle.
Au centre, un tas informe se révèle être un trentenaire aux poignets ligotés, visiblement trop fatigué pour se débattre, maintenu à genoux au sol par une montagne qui ne cesse d’hurler qu’on la ferme.
Cornelia s’approche, alors que le groupe brasse de plus en plus de sorciers.
Entre les corps, une fente se forme.
La laisse contempler pleinement la scène.
Reconnaître l’ogre.
Alastor Maugrey.
Le choc la pétrifie.
Autour d’elle les sons disparaissent.
Les montres s’arrêtent.
Une seconde suspendue.
L’émotion en fusion sous sa peau.
Indescriptible. Destructrice.
Comme on ne peut détacher ses yeux d’un accident, elle l’observe, le détaille, l’analyse.
Ses cheveux gras.
Son aspect noueux.
Ses vêtements usés.
Son air de colère. Sa jambe boiteuse. Son égo palpable.
Le regard se rue sur son visage, n’arrive plus à distinguer autre chose qu’eux.
Sur son front, les rides creusent leurs noms.
Evan.
Alaric.
Iliana.
Dans ses yeux, la haine invoque leur mort.
Frère.
Père.
Mère.
Tout-ça.
A cause de lui.
La douleur.
Le vide.
Le noir.
Lui.
L’acier fendillé de ses prunelles embrase la silhouette.
La nausée au bord des lèvres, la colère au fond des poings.
Elle avance, force, tête baissée.
Trois coups de coude la propulsent au milieu du cercle.
Les conversations gagnent en volume, elle les entend à nouveau.
Bien trop fort.
Les mots se perdent, gonflent sans cesse à mesure que des participants s’ajoutent au petit groupe.
De plus en plus nombreux. De plus en plus denses.
Un marasme incompréhensible qui monte, monte, monte.
Les engloutit.
Elle a tiré sa baguette.
Pan.
Les étincelles craquent contre le plafond.
Silence.
Sa voix est polaire.
- Qu’est-ce qu’on lui reproche ?
L’ours n’a pas sursauté au bruit.
Il a simplement refermé ses griffes plus fort autour du col du sorcier.
Il tourne vers elle son visage flasque et sale, la regarde bien en face avec son regard répugnant.
Il a déjà croisé ces yeux deux fois.
Il marmonne, visiblement exaspéré :
- C’est qui, ça ?
Son mépris injecte un frisson à même sa moelle osseuse.
C’est comme une partie d’échecs avec Simon.
Une joute verbale avec Elias.
Un échange de regard avec Neelam.
Rien de plus. Rien de moins.
Un affrontement auquel elle est préparée.
Elle s’accroche aux vivants pour oublier les fantômes qui dansent entre-eux.
Elle se tient droite, le talon métallique de ses escarpins bien planté dans le sol.
Se persuade qu’elle est prête.
Que c’est dans le plan.
Que tout ira forcément bien si c’est dans le plan.
Le mot claque comme un fouet.
- Sa défense.
Un silence de plomb appuie sur toutes leurs têtes.
L’homme regarde un collègue et puis un deuxième.
Les ricanements s’élèvent.
Elle garde le menton haut.
Elle laisse leur penser se développer, consciente qu’elle ne doit pas être exigeante avec pareils cerveaux.
La nuit, aucun associé senior ne restait dans le département.
Personne au-dessus d’elle ne pouvait donc réclamer de client.
C’était pour ça qu’ils en arrêtaient la nuit.
Pour les interroger avant que le droit n’interfère.
Plus aujourd’hui.
Visiblement Maugrey prend peu à peu conscience de ce qu’elle avait elle-même réalisé trois jours auparavant.
Son œil tourne de moins en moins vite.
Sceptique, il finit par hocher la tête. Une fois.
Elle hausse les sourcils.
Alors ? Les charges ?
Meurtre ?
Proxénétisme ?
Fabrication de drogue ?
Braquage de Gringott ?
- Fraudes aux chaudrons.
Son regard ahuri croise celui du suspect.
Il hausse les épaules contre le sol.
Un tic agite la commissure droite de sa lèvre.
Tout au fond, le rire de Lisbeth résonne.
Elle croise les bras.
Fraude aux chaudrons.
Bon.
Ca fera l’affaire.
❝ Très, très bien ❞1990 & LondresUn peu essoufflée, elle est bien.
Ni main ni cheveux ne couvrent la nudité. Rien qu’un voile de confiance, une lassitude tranquille.
Belle, elle l’est.
Baignée dans la lumière d’une lune toute boursouflée.
Au bord du lit, tête renversée, elle imagine des étoiles filantes dans le ciel envahi de nuages, s’accorde des vœux par dizaine, laisse ses rêves couler sur le parquet.
Tout est bien.
La canicule s’engouffre par la fenêtre ouverte.
L’autre dort. Même ses ronflements ont un accent russe. Il est dans l’ombre, elle ne le cherche pas. Après l’amour, ça n’en vaut plus vraiment la peine.
Ses draps sont une limite d’expiration, quand ils la franchissent, ils ne présentent plus d’intérêt.
Les princes. Les maris. Les promesses.
Tout s’efface dans une petite mort.
Ils deviennent des cadeaux. Un souvenir. Une rumeur.
Une de plus.
Elle tire sur la cigarette.
Dans sa tête, il y a l’air d’une chanson dont elle ne connait plus les mots.
Elle s’en fout un peu. Puisque c’est déjà dimanche.
Cornelia a toujours détesté ce jour.
Trop long pour être oublié, trop court pour être vraiment utile. C’est la fin d’une semaine, c’est forcément morne, c’est forcément triste. On ne pouvait rien commencer, un dimanche. On ne pouvait rien faire de bien. Il passe, on subit.
On se tait.
Elle soupire des vapeurs qui piquent les yeux.
Puisque ça fait déjà dix ans.
C’était ça, la chanson.
Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, joyeux anniver Evan,.
Joyeux anniversaire.
Tellement stupide.
Ses jambes se perdent dans les draps froissés. Son corps disloqué contre le matelas.
Dix ans.
Quel con.
Elle a acheté un bouquet. Il est à même le sol, au pied du lit. Avec son soutien-gorge et sa robe, déchirée de l’ourlet jusqu’à la cuisse.
Il n’avait pas été particulièrement délicat. C’était pour ça qu’elle l’avait choisi.
Pas chez eux. Toujours chez elle.
Jamais en-dessous, jamais fétiche, ses relations maintiennent une stricte égalité du désir qu’elle arrive toujours à faire pencher à sa faveur quand viennent ces moments au goût de sel.
Sur le tapis, il y a aussi un collier de perle. Une de ses chaussettes à lui. Sa baguette. Et les morceaux de son cœur aussi.
Ils prennent la poussière, faudra qu’elle pense à les jeter.
Elle les garde là dans un coin. Comme babiole, en souvenir.
Ses doigts se promènent entre les nœuds de ses cheveux.
Avec elle, c’est comme ça. Pas de sourire, pas de rougissement. Pas de bague, pas de douceur.
Ils ont passé l’âge. Et elle fait semblant qu’elle aussi.
Il n’y a pas de tarif, pas d’obligation.
Pas d’argent. Pas d’amour.
Non, ça, c’est du bonus. Du fantasme. Un jeu pour adulte qui la lasse bien vite.
Elle n’a pas besoin de tout ça.
Il lui faut juste quelqu’un.
Quelqu’un qui reste jusqu’au réveil, qui ment suffisamment bien.
La cigarette touche à sa fin. La nuit aussi en quelque sorte.
Quelques heures encore et puis il faudrait se remettre à exister.
Se lever. Se laver. S’habiller.
Lire le journal. Envoyer un hibou. Peut-être deux.
Manger quelque chose. Boire aussi. Mettre l’ambassadeur dehors. Avec un rire, par politesse.
Attraper les fleurs. Transplaner.
Vider les vases. Laver la tombe.
Lui dire que tout va mieux, que tout va bien.
Très, très bien.
Dix ans.
Elle tremble. Quelque chose scintille sur sa pommette. Elle déglutit quand elle comprend.
Les autres se noient dans un verre d’eau, il lui suffit d’une larme. Elle la plaque contre son visage, l’écrase sous sa paume. Comme on tuerait un insecte repoussant. Comme pour la faire repartir d’où elle vient.
Effacer les preuves. Détruire les faiblesses.
Fille ou femme, elle a fait son choix depuis longtemps. Entre les deux, il y avait cent pas d’innocence qu’elle a couru sans se retourner. C’était stratégique. C’était militaire. La technique de la terre brûlée. Avancer, à cent à l’heure, détruire les doutes et les interrogations, ne laisser aucun barrage, ne laisser aucune prise. C’est comme-ça qu’on grandit. Sans mouchoir.
Sans eux.
En silence, elle rampe sur le lin, s’étend plus près de lui.
Il sent bon.
Elle pose la tête sur son torse, dessine du bout de l’ongle des cercles autour de son nombril.
Elle ne sait pas à qui elle en veut.
A lui ici.
A lui là-bas.
Aux autres.
A l’Elite.
Aux Rosiers.
Aux aurors.
Aux idées à la con.
Aux méthodes à la con.
A cette mémoire qui ne veut pas la lâcher. Pas même pour une fraction de seconde.
Aux potions.
Aux larmes.
Au reste.
Il grogne.
- Ca va ?
Pause.
- Ca va.
Bien.
Très, très bien.
❝ La guillotine ❞1991 & Cabinet d’avocats- Messieurs… Nous sommes donc d’accord ?
Miettes de muffins sur les doigts.
Odeur de vieux tabac.
Cernes creusés.
- Très bien.
Dans le couloir, les pas sont incessants.
La salle, pas très large, semble disproportionnellement haute.
Les plumes à papote raturent avec une précision mathématique d’innombrables parchemins en lévitation.
Autour d’une longue table de chêne lustré, douze fauteuils dans un cuir pourpre visiblement très moelleux.
Trois sorciers y sont installés.
Contre les murs, sont alignées des chaises plus étroites, moins confortables, taillées dans un bois qui laisse des échardes en cadeau à ses utilisateurs.
Assise en compagnie d’autres assistants aux faciès mornes, Cornelia vient d’y effiler ses bas.
- Prenez note…
Pas un regard ne leur est accordé.
Pourtant, d’un même mouvement, chacun des stagiaires a déjà le nez collé à son calepin, l’encre bavant sur la page.
Sur la table, s’amoncellent une quantité indécente de piles où se mêlent feuilles volantes, parchemins déchirés, rapport de procès, dossiers fleuves, notes manuscrites illisibles, photos éparses et unes de journaux. Au grès des mouvements de baguette, les éléments tournent et se mélangent, se superposent de façon à ce que la main tendue trouve ce qu’elle veut attraper le plus rapidement possible. Les associés seniors étant néanmoins peu disposés à la courtoisie ou à la patience, le chaos que générait les mouvements contradictoires avaient conduits plusieurs assistants qui s’étaient essayés à suivre le rythme à s’absenter pour aller vomir. Cornelia avait abandonné l’idée depuis bien longtemps, se contentant de scruter les visages de ses patrons avec une fascination tangente à la jalousie.
- Abraxas se chargera de notre harpie veuve noire…
Cheveux d’un blanc perlé.
Chevalière tapageuse.
Rigueur jusque dans les muscles de la nuque.
Il hoche gravement la tête.
- Aton, tu prends le couple dragoncelleux contre Sainte Mangouste…
Hiéroglyphes tatoués sur le front.
Sourire avide.
Une riche robe brodée d’or et d’onyx.
Il agrippe déjà un dossier si épais qu’on a pris la peine d’en relier la tranche avec du cuir de dragon.
- Et je me chargerai de cette chère Bethsabée et son « abus » supposé sur cracmol…
Un charisme poivre et sel.
Une fossette qui adoucit un menton arrogant.
Un égo plus large que ses épaules.
Ses très longues jambes sont tendues à l’extrême entre celles de ses associés, comme s’il se retenait de mettre les pieds sur le bureau de travail.
Il n’est pas difficile de comprendre qui a la part majoritaire dans le cabinet.
- Roy, quant au cas Mcbeth ?
La guillotine.
C’est ainsi que la firme appelle la première réunion du lundi.
Celle dans laquelle les associés seniors décident des dossiers qu’ils acceptent.
Et de ceux qu’ils éliminent.
Autour d’un café trop sucré et de cravates aux couleurs criardes, les sorciers tirent à pile ou face les destins de famille entière. En toute décontraction.
- Implaidable.
C’est son rêve de Cornelia contemple à chacune de ces matinées.
Cela fait un an qu’elle a décroché sa place suite à sa première plaidoirie à la Justice Magique.
Et ses yeux brillent toujours avec la même intensité quand s’abat la guillotine.
- J’ai beaucoup d’estime pour Harper. Un très bon chef de département. Et un excellent joueur de polo à dos de gronians au demeurant. Nous étions dans la même à Poudlard. Mais franchement…
Il claque des doigts, un mince porte-folio bondit et se loge sous ses yeux orages.
- « … détournement du fond d’assurance destiné aux sportifs blessés. Financement de paris sportifs non-autorisés. Corruption d’arbitrage de Quidditch. Implication dans un ensorcellement de classe trois sur Souafle officiel. » Tout ça en un seul match ! A la coupe du monde ! Soyons sérieux…
Un rire sec tinté de dégoût agite sa mâchoire prononcée, se communique comme en échos aux stagiaires alignés.
Nonchalamment, il jette le classeur sur la moquette.
Ca ne semble même pas digne de viser la corbeille.
La voix cuivrée d’Aton laisse s’envoler quelques notes suaves.
- Il a fait beaucoup pour les Jeux et Sports Magiques.
- Et nous ne ferons rien pour lui.
Aucune contestation n’est appelée.
- Nous avons déjà perdu assez d’argent à discuter de ce cas, je propose que nous…
- Monsieur.
Cornelia s’est levée.
Cornelia a parlé.
Et c’est probablement elle la première surprise.
La garde un masque de marbre sur son visage, écoute le silence feutré que son mot a engendré.
Le sorcier, le coude appuyé sur un énorme texte de loi, a déjà déroulé un nouveau parchemin et agite négligemment une large main dans une direction aléatoire.
- Je n’ai pas besoin de thé, merci.
La phrase sort, atone, articulée clairement, d’une simplicité tranchante.
- Je pense que Monsieur n’a pas lu la dernière page ajoutée au dossier.
L’ombre d’un sourire passe sur la bouche d’Aton.
Les larbins atterrés lèvent vers elle des yeux globuleux.
Roy semble chercher parmi les têtes des assistants, comme s’il ne la repérait pas malgré qu’elle se tienne debout, talons affutés à l’appui. Son air interrogatif se pose enfin sur elle, ses sourcils haussés s’abaissent lentement.
- Vous êtes ?
- Cornelia Rosier, Monsieur.
- Et qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que je ne prépare pas mes réunions correctement, Mademoiselle Rosier ?
- Parce que je l’ai ajoutée ce matin-même. Vous n’auriez pas pu la lire avant d’entrer dans cette pièce.
Il avance ses lèvres, plisse ses paupières.
Une ride se creuse entre ses deux yeux alors que du coin de l’œil, il regard le dossier gisant toujours à ses pieds.
- Vous m’en direz tant… Et que contient ce document si crucial ?
Une bouffée d’adrénaline anime les traits de la blonde.
C’est le moment.
Son moment.
- Un de mes contacts m’a…
- Nous avons tous des contacts, Mademoiselle Rosier. Assez bien placés pour savoir que nous ne gagnerons pas ce procès.
Le visage de Lisbeth se superpose à celui de Roy.
Elle hoche fermement la tête.
- Un de mes contacts chez les aurors m’a communiquée qu’il a été avéré que l’arbitre a été diagnostiqué comme atteint par une forme mineure la drangoncelle au moment de la coupe du monde quidditch.
Un bras sur son accoudoir, l’homme tourne son fauteuil vers elle, le dossier couinant tant il se tenait penché vers l’arrière.
- Et donc ?
- Il y a une nouvelle possibilité.
- Une possibilité, vous dîtes ?
- De stratégie.
Un mouvement de tête rejette ses cheveux en arrière.
Aton frotte son menton recouvert d’épais poils noirs, son regard sombre allant du visage dédaigneux de Roy à celui de Cornelia figé par la détermination.
Un rire gras éclate.
- Il vous faudra surtout réfléchir à une stratégie pour retirer les traces de boue sur mon équipement de polo, assistante.
Le titre est susurré comme une insulte.
C’en est une, ils le savent tous les deux.
Sans hausser le ton, elle reprend, monocorde.
- D’après le règlement du « Consortium International de Bonnes Pratiques du Quidditch et Queerditch », l’arbitre est considéré comme un joueur à part entière dès sa présence sur le terrain.
Aucune remarque ne l’interrompt mais une atmosphère de confusion se déploie tout autour d’elle.
Affichant sa mine placide, Cornelia ne peut s’empêcher de savourer la sensation de chaleur au creux du ventre que les regards attentifs déclenchent lorsqu’ils se posent sur elle.
- Si l’arbitre a été effectivement démontré comme atteint par la maladie avant sa participation, il est considéré comme un joueur blessé. Et donc éligible à la réception des transactions faîtes par le fond. Ca élimine donc les charges de corruption et de détournement. Quant au Souafle, on peut mettre ça sur le compte d’une erreur malencontreuse, le résultat d’une dégénérescence psychique due à la maladie de l’arbitre. Ou même l’accuser pleinement. Ce n’est pas parce que Monsieur Mcbeth lui a alloué une bourse d’aide médicale qu’il est complice de ses truquages. Bien au contraire, c’était l’arbitre qui avait le plus à gagner de ces paris, c’est un sang-mêlé sans grande fortune. Si le juge est Sang-Pur, on peut même tenter d’argumenter une haute trahison à dignitaire ministériel et espérer des dommages-intérêts.
- Et qu’est-ce que vous faîtes du montage des paris ?
- Ce n’était techniquement pas illégal puisqu’ils ont été approuvés par le Chef du Département des Jeux et Sports Magiques. Après le match, mais approuvés.
- Techniquement.
Le timbre sifflant d’Abraxas, jusqu’alors fondu dans le décor, ressemble à une brise glaciale dans la salle surchauffée.
- C’est avec un techniquement que vous comptez vous présenter en Cour.
- Oui. Monsieur.
Dix longues secondes passent sans un bruit.
Le blond finit par sourire étrangement, à la grande surprise de toutes les personnes présentes.
Ce n’était plus arrivé depuis 1973.
- J’aime l’audace.
- Implaidable.
Roy a martelé chaque lettre du mot, le poing contre la table, regardant son partenaire comme s’il était en plein délire.
Abraxas croise tranquillement ses longs doigts.
- Je propose que l’on vote.
- Pardon ?
- En faveur de la proposition de Mademoiselle Rosier ?
Il lève sa propre baguette, serein.
Tous les regards sont magnétiquement attirés par celle qu’Aton vient de soulever également.
Les cœurs de Cornelia et Roy ratent un même battement.
Le sorcier blond hoche la tête dans sa direction.
Elle se sent vaciller.
- Le client est à vous.
Des discussions à voix basse éclosent entre les rangs les stagiaires.
Les plumes s’affolent.
Aton transplane dans un petit rire. Abraxas quitte la pièce à petits pas, les bras surchargés de parchemins, entraînant trois assistants pressés à sa suite.
Sans attendre, la Rosier se précipite vers le portfolio qui l’attend patiemment à côté du pied de la table de travail.
Tentant de garder le peu de contenance que la situation surexcitante lui allouait, elle s’abaisse pour le rattraper.
Elle glisse sa main sous la couverture quand soudain une douleur intense comprime le bout de ses doigts.
Sous ses yeux, un pied enveloppé dans une chaussure italienne luisante vient de s’écraser sur le dossier. Comprime sa main à présent exsangue.
- Cornelia.
Son prénom dans cette bouche lui arrache un frisson.
Elle relève la tête.
Roy est debout, main dans les poches.
Sa silhouette de colosse, engoncée dans un costume chic, ressemble à un building d’où elle se trouve.
Il a retrouvé son air de félin affamé.
Penché vers elle, il lui attrape le menton et murmure avec douceur :
- Vous financerez vous-même ce dossier.
Elle le regarde sans ciller.
Se retient de sourire.
Elle n’a pas besoin de son argent.
Se retient de cracher.
Elle n’a besoin que de son nom.
❝ Toute la honte ❞1997 & Manoir Rosier- Cornelia dear ! Comment allez-vous ? Merveilleusement bien j’espère ? J’ai appris pour votre nomination comme associée d’or !
- Associée senior.
- C’est cela oui ! Oh, les sorciers de la défense, toujours avec vos termes !
- On s’y fait, je vous rassure.
- Oh mais je n’en doute pas. A trente ans ! J’ai toujours su que vous iriez loin, mon enfant !
- Merci beaucoup.
- Ce cher Roy ne cesse de parler de vous quand nous nous croisons à Londres. Une des recrues les plus prometteuses ! Lui aussi a tout de suite compris votre potentiel, vous savez. Il vous adore littéralement.
- Quand vous faîtes gagner deux cent cinquante-trois mille gallions en un an à quelqu’un, on peut s’y attendre.
- Oh qu’elle est spirituelle !
L’Elite adore parler d’argent.
Surtout en cette période.
L’orchestre va fort.
Les bulles picotent les palais et les cerveaux.
D’innombrables chandelles sont absolument inutilement allumées.
Le plafond du salon, que la magie à transformé en la salle de bal, entièrement tapissé de roses blanches dont les tentacules épineux s’enroulent autour des lustres et les pétales tombent en pluie lente sur les danseurs acharnés.
Ses bras s’ouvrent, les pas sont amples.
Les rires sont hauts.
Les robes longues scintillent en transparence. Les nœuds papillons sont ajustés autour de cous bien gras.
Les dorures. Le marbre. Les petits fours français.
Tout transpire le faste, dégouline de richesse, éclabousse de vanité.
Par tous les pores de leur peau plâtrée par d’épais masques de maquillage, l’assistance transpire la certitude arrogante que tout va bien dans leur meilleur des mondes.
Depuis toujours. Et pour toujours.
Mais n’est-ce pas vraiment le cas ?
- Et vous, ma petite…
Walburga Black.
Grande. Mince. Sèche.
Pure n’est pas gravé sur son front mais c’est tout comme.
Robe finement ouvragée de rangées de perles. Un regard très noir, toujours trop dur pour sa voix ensommeillée. La peau tendue à l’extrême sur ses pommettes massives. Autour d’elle, quelques sorcières de rang moindre s’agglutinent, babillent à chacune de ses interventions sans qu’elle ne leur accorde une seconde de sa très sélective attention. Elle plisse les yeux, agite sa coupe de champagne vers la droite de Cornelia, visiblement incapable de trouver une dénomination appropriée pour ce qu’elle y voit.
Le temps que la Rosier se retourne, un timbre profondément ennuyé, traduisant d’une angoisse latente, s’élève :
- Neelam.
- Neelam, c’est cela !
Un silence interdit se propage sur le petit groupe.
Les mêmes pensées passent en tête en tête.
Neelam.
Si peu français.
Si peu Rosier.
Neelam. Vélane.
Comme si elle y tenait, à rappeler ce qu’elle était, ce qu’elle n’est pas.
A leur imposer à tous, les erreurs de leur père, à ne pas se laisser ignorer.
A ne pas se fondre parmi eux.
Cornelia baisse les yeux sur son verre.
Elle n’y arrive pas.
Repousser les pensées. Ignorer les sourires sarcastiques que s’échangent les dentiers.
Ne pas s’irriter du malaise presque palpable qui se cristallise autour de l’adolescente à chaque fois qu’elle ouvre la bouche dans une de ces soirées.
Elle boit une gorgée de champagne, tente de ne pas la regarder.
Ca fait dix-sept ans que ça dure. Cette relation en méfiance. Cette incertitude sur ce qu’elles sont.
Alliées. Ennemies. Inconnues.
Neelam est un contrat que Cornelia ne peut pas briser devant un tribunal.
Elle aurait déjà essayé autrement.
- Ravissante. Vous êtes ravissante.
- Merci.
Le ton est aussi fuyant que le regard. Comme si elle voulait déjà en avoir fini avant même que ça ait commencé. Ce qui est un peu le cas de tous les protagonistes de la nébuleuse conversation.
Walburga s’accroche pourtant, sans doute un peu éblouie par le mélange que l’alcool et que l’aura discrète de la demi-vélane devait susciter.
- Vous travaillez également au Ministère ? Ou à l’hôpital comme notre brillant Elias ? Dans l’entreprise familiale peut-être ?
- Je vais entrer en dernière année à Poudlard. En fait.
- Oh ! Vous faîtes si mûre pourtant ! Et que comptez-vous faire à votre sortie ?
- Je…
Se collant sur son côté droit, Cornelia glisse discrètement ses doigts entre les siens et commence à consciencieusement broyer sa main avant qu’elle ne se mette à parler de ses Sombrals .
Heureusement son gémissement est étouffé par les bruits des violons environnants.
Cornelia écarte les bras pour attirer l’attention sur elle, un rire délicat projeté sur l’assistance.
Son regard se coule vers sa sœur. Qu’elle prenne ça comme une masterclass.
- Neelam est une jeune femme pleine de ressources et de talents. Elle a de nombreuses opportunités et est encore en train de réfléchir à ses perspectives d’avenir.
Hochement de tête.
- C’est une fille remarquablement réfléchie pour son âge. Elle ne veut pas se tromper de voie en se précipitant.
Elle passe une main supposément maternelle le long de la joue de l’adolescente.
Dans ses yeux, rien d’autre qu’un froid professionnel ne s’agite.
- C’est quelque chose que j’ai toujours admiré chez elle, sa capacité à… prendre du recul.
Elle expose son sourire en cire soigneusement élaboré par des années de socialisation hypocrite.
Elle fait mine se passer un bras autour de ses épaules mais la manœuvre sert surtout à la mettre au second plan. Garder l’attention pour elle seule.
Ne reste plus qu’à définitivement détourner la conversation.
Déjà épuisée parce qui s’annonce, elle décide pourtant de se jeter aux loups :
- Je suis persuadée que c’est une qualité qui lui vaudra un mari d’exception.
Elle doit retenir ses globes oculaires de ne pas rouler dans leur orbite.
Un soupir est retenu à la limite de ses lèvres.
Elle sent Neelam tressaillir en retrait.
Cornelia garde les bras légèrement écartés dans une pose très mondaine, s’assurant de masquer un maximum sa sœur à la vue baissante de Walburga.
Elle joue les boucliers humains. Les premiers tirs ne tardent pas.
- Oh ! Bien sûr ! Les filles impulsives n’ont jamais présenté des qualités maternelles qui peuvent garder un homme au foyer. Mais puisque vous l’évoquez, ma chère, comment cela se fait-il que vous soyiez vous-même encore célibataire ?
- Les femmes de votre génération ont déjà pris tous les hommes valables, Madame Black.
- Oh mais ne dîtes pas ça, darling. Il est vrai que certaines valeurs se sont perdues mais nous pouvons nous s’enorgueillir d’en voir revenir.
Elle mime le son d’un serpent, un air secret sur le visage, des vapeurs éthylées dans le souffle.
- Je préfère ne pas me faire trop d’illusion concernant les garçons de mon âge…
- Pourtant il va falloir y penser, mon amie… Vous savez… On dit de drôles de choses…
- Ne m’en parlez pas.
- Vous ne pouvez pas laisser de tels mots circuler sur vous bien longtemps, Cornelia. Et pour les repousser définitivement…
- Il faut que je trouver un chevalier. Je sais, Madame.
- Je suis persuadée que vous trouverez philtre à votre chaudron. Peut-être trouverez-vous des frères ? Un mariage pour vous deux ! Ne serait-ce pas merveilleux ?
- Oh, ça serait grandiose.
- Vous savez mes garçons sont…
La matriarche semble se perdre un instant, ses yeux divaguant dans la foule agitée.
- Enfin soit…. Je prierai Merlin que la chance vous sourie. Comme nous l’avons dit… Trente ans.
Sa main se pose sans aucune annonce sur le bas-ventre de Cornelia, qui se fige nerveusement.
Trente ans.
La capacité de l’Elite à transformer un compliment en un crime en quelques minutes de conversation était toujours fascinante.
Avalant ses ressentiments, Cornelia sourit doucement, met sa main sur celle de la sorcière qui enfonce son regard troublé dans le sien.
Elles hochent la tête de concert, comme si elles partageaient une grande peine.
- Merci de votre sollicitude, Madame.
Elle ne sait pas exactement si la Black vient de la bénir, mais le but est atteint : Neelam se retrouve balayée du terrain de jeu social.
Cornelia lève son verre, Walburgra fait de même.
Cul-sec.
Le toast à l’utérus porté, la blonde en profite pour arracher la coupelle vide des mains de la vieille femme.
- Votre verre est vide ! Comme c’est infortuné. Oh je ne vois plus d’elfe… Il doit encore y avoir un problème avec les bouteilles en cuisine… On ne peut plus faire confiance à son personnel !
- A qui le dîtes-vous !
- Je vais aller vérifier ça immédiatement et…
La Black a vite agité sa main dans le vide et s’est déjà tournée vers sa sœur, passant son bras sous le sien. Retournement de situation. Le cercle de sa petite cour racornie se referme lentement autour de leur proie. La matrone tient son visage particulièrement près de celui de Neelam, dont la pâleur devient inquiétante.
- Ne pensez-vous pas que nous devrions rétablir les maisons de corrections pour les elfes, mon petit ? Vous n’étiez sans doute même pas encore une idée mais c’était un métier très en vogue à mon époque… On envoyait les serviteurs trop peu performants quelques semaines… Ils revenaient transformés ! On les affamait, leur interdisait de dormir, on les brûlait aussi… Ce genre de choses… Rien d’exceptionnel mais c’était très bien fait… Ces bestioles n’ont jamais su se comporter correctement sans prendre quelques maléfices…
La main alourdie par de gros bracelets de Cornelia se referment sur l’épaule de Neelam et la tire fermement vers elle. Rieuse, elle la traine presque sur le sol, s’éloignant le plus rapidement possible des fossiles haute couture.
- Je vous emprunte ma sœur, on ne sera pas trop de deux pour les discipliner.
- Oh faîtes, faîtes mes enfants…
Les sœurs avancent à une allure légèrement trop rapide pour l’événement. Autour d’elles, les corps se balancent, avancent, s’échangent, dans un flou relativement artistique.
Elle jette ses sourires à qui en veut.
Presse le pas, se glisse entre les ombres.
Contre ses tympans la musique vrombit.
C’est une course sans concurrence, un marathon improvisé.
Son talon droit commence à lui faire mal.
Cornelia l’attire fermement dans la direction opposée lorsque Neelam tente de se diriger vers la cuisine.
Les coupes y voleront bien toutes seules.
Elles passent une porte dérobée, trottine dans un couloir sans lumière.
Une nouvelle porte. Un escalier. Le parc.
Le gravier chantonne sous leurs pas.
La pelouse laisse des traces sur leurs chaussures.
Encore quelques mètres et Cornelia s’arrête.
Reprenant lentement son souffle, elle s’appuie contre un bassin aux pierres ébréchées et sort d’une poche inattendue un tout aussi inattendu paquet de cigarette. D’un coup d’ongle rapide, elle le libère de son plastique, ouvre le haut et le tend vers sa sœur.
Elles en ont toutes les deux bien besoin.
Neelam reste totalement immobile, visiblement prise au dépourvu. La trentenaire lève un sourcil, regarde le présent et comprend. La marque est moldue. Elle hausse les épaules à la moue interrogative de la jeune fille.
- Margot.
Deux tubes blancs sont extirpés.
Une flamme est partagée.
La nuit, elles se confondent, deux points oranges flottant à côté d’une fontaine éteinte.
Les minutes passent. Des chauve-souris planent entre les arbres.
Cornelia est la première à rompre le silence.
- Blâme toujours les serviteurs si tu veux t’échapper. C’est une technique que Maman m’a…
Elle s’interrompt brusquement.
Elle ferme les yeux.
Ca a fait plus mal qu’elle ne l’aurait cru.
Elle ne regarde pas Neelam. Ca fait des années qu’elles n’inspectent plus leurs plaies.
Soupire.
Pourquoi ça n’est jamais simple ?
Elle relève les paupières, inspire longuement sur sa cigarette.
Quelques ronds montent vers les étoiles.
Dans la nuit, elle se sent étrangement en sécurité.
Elle observe les nuages se dissiper et dit pensivement :
- Tu veux partir ?
- C’est vraiment une question ?
Ca sonne comme quelque chose qu’elle pourrait dire.
Qu’elle a sans doute déjà dit.
C’est un sentiment de fierté presque désagréable.
Elle reprend, entre deux bouffées.
- Je te dépose chez une copine ?
Neelam sursaute et tousse violemment, étranglée par la fumée odorante.
Ses yeux larmoyants déposent sur elle ce regard qui questionne sa santé mentale auquel elle n’a eu que bien trop droit au cours de sa vie.
- Quoi ? Ne me regarde pas comme-ça, je n’ai pas particulièrement envie de transplaner dans une robe sur-mesure mais j’ai cru comprendre que pour ton permis c’était…
Pause
Une déception.
Rien de nouveau.
- … laborieux.
- Mais je ne peux pas…
Elle ne finit pas sa phrase.
Cornelia n’en commence pas une nouvelle.
Mais elles savent.
Les regards. Les paroles. Les difficultés.
Toute la souffrance. Toutes les colères.
Toute la honte.
Tout ce qu’elles voudraient se cacher mais ne peuvent tout simplement pas.
Ce qu’elles voudraient s’empêcher de ressentir. Ce qu’elles voudraient arrêter d’être.
Elles savent.
Elle sera mieux ailleurs. Tout le monde sera mieux.
Doucement, presque comme une berceuse aux accents d’au revoir, elle chuchote :
- Il est tard. Ils ne remarqueront pas.
Cornelia ne sait plus si elle propose ou si elle supplie.
Elles se regardent.
Face à face.
Sœur à sœur.
Tout le monde leur dit qu’elles se ressemblent.
C’est faux.
C’est simplement un compliment facile. Une façon pour les gens de se croire subtils. Une manière gracieuse de camoufler l’évident problème.
Cornelia a toujours détesté qu’on le lui dise.
Parce que ça supposait qu’elle doive remercier la personne de son tact. De son ingéniosité à communiquer sur un scandale rance.
Parce qu’elle refuse de louer quelqu’un parce qu’il ne l’a pas giflé trop fort.
Parce qu’au fond, elle ne veut pas qu’elles se ressemblent.
Pas du tout.
Parce que ça fait si mal.
Là. Tout au fond. Dans le cœur. Dans la tête.
Partout.
Parce qu’elle l’aime. Parce qu’elle la déteste.
Et puis merde.
Résignée, Neelam tend la main.
Cornelia l’attrape.
L’air se recroqueville autour d’elles.
Les cigarettes à moitié consommées tombent dans l’herbe humide.
Disparues.