Son regard pèse lourdement sur le visage blême d'Anna. Est-elle en mesure de supporter un retour si rapide chez elle ? Ce court passage au salon de thé a déjà puisé dans ses faibles réserves, pompé toute son énergie. Matteo se sent coupable à l'avance d'une sortie si prématurée des quartiers de soin intensifs du service, avant même d'avoir opposé une résistance à la volonté farouche des soignants de garder Anna ici jusqu'à son rétablissement. « Je … Ne pourrais-je pas … rentrer … et engager un médicomage ? » Il est sans cœur d'oser écouter les espoirs démesurés de sa sœur, délibérément insouciant pour tout ce qui concerne sa santé. Au fond il sait qu'il est déraisonnable de la soutenir. Il faudrait qu'elle reste ici, là où les soins sont faciles à administrer, où quelqu'un sera toujours disponible (dans les bons jours) pour répondre à ses besoins. La soigneuse et lui-même regardent fixement Anna se débattre avec ses mots, ses désirs qu'elle formule d'un ton douloureux. Cette boule qui s'est formée dans sa gorge un peu plus tôt reparaît, lui ôte la capacité de parler quand il voit sa sœur dans cet état. L'infirmière semble, elle, songeuse et plutôt désapprobatrice. Un « non » gigantesque est déjà inscrit sur son visage, elle ne les laissera pas sortir comme ça, il le sent. « Je ne peux plus … rester ici. J’arriverai pas … aller mieux … si je … sens … déjà pas bien. » « D'accord, Anna. » (il n'a rien compris à ce qu'elle vient de dire, en réalité). Les doigts de sa sœur s'emparent de la fiole posée sur sa table de chevet et elle descend la totalité de son contenu d'une traite, avant de plonger dans le sommeil tant attendu. Son regard s'attarde sur elle quelques secondes de plus, puis il se relève, passe les mains sur sa nuque -tendue. « Ecoutez, j'ai bien entendu qu'elle souhaitait rentrer. Simplement... » Simplement, elle n'est pas en état. Ça se voit, c'est évident. Et pourtant, il éprouve plus de scrupules à la laisser ici plus longtemps qu'à lui coller une infirmière à son chevet vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour les semaines à venir. Son père donnera tous les galions nécessaires et lui-même laissera tomber certaines de ses visites hebdomadaires pour veiller sur elle autant qu'il le faut. Matteo hoche la tête, fait signe qu'il comprend les réticences de l'infirmière. « Il est plus néfaste pour elle de rester ici que de rentrer chez elle avec des soins à domicile. Sainte Mangouste... lui a enlevé son mari. Thomas Prescott est mort ici. » explique-t-il d'un ar éloquent, volontairement tragique. L'expression de la soignante lui signifie qu'elle se souvient de ce drame qui a eu lieu quelques années auparavant. La compréhension détend ses traits en une expression soucieuse, concernée. « Oh, bien sûr, bien sûr... » Le silence s'éternise quelques minutes, pendant lesquelles Matteo ressasse immanquablement la conversation tenue avec sa sœur, les projets qu'ils ont dessinés, brièvement, à l'horizon. Avec cette impression d'évoluer dans un semi-sommeil cotonneux, il se demande si tout ce qu'ils se sont dit a vraiment été dit. Ça paraît si irréel, si impossible. Le visage rasséréné d'Anna empire son trouble. On ne croirait pas qu'ils aient tenu de tels propos. Personne ne se permet de douter, toutefois, que leur vie a changé du tout au tout. Et qu'elle n'est qu'au prémices des changements qui les attendent. Son cœur se serre encore à l'idée de devoir se séparer -définitivement peut-être, de sa nièce.

Mais pour l'heure, il doit véritablement s'inquiéter du cas de sa sœur. Non, elle ne peut pas rester là. Oui, son état reste critique et inquiétant. « Vous ne sauriez pas me dire ce qu'elle a subi ? » demande-t-il pour, il lui semble, la cinquantième fois. C'est qu'il réessaye avec chaque nouvelle infirmière qu'il rencontre. Celle-ci a été amadouée par l'aveu douloureux fait à propos de Prescott, il espère bien obtenir une faveur en retour. Haussement d'épaules, regard hésitant. « Aucun guérisseur n'a trop osé s'avancer. Il s'agit de magie noire, de ça tout le monde est certain. Quel maléfice, en revanche... on ne saurait le dire. En tout cas il est réfractaire à nos traitements et on espère vivement qu'elle n'en gardera aucune séquelle. » Des séquelles ? Est-ce donc si grave ? Les sourcils se froncent. Aies donc foi en ses capacités de guérison, Matteo. « Qu'importe. Elle ne doit pas rester ici. Je sais que certains patients peuvent bénéficier d'aide... à domicile ? En tout cas c'est ce que je veux pour ma sœur. J'espère que vous ferez le nécessaire dans ce sens là. Donnez-moi le nom d'un Médicomage compétent qui accepte de se rendre chez elle si Sainte-Mangouste n'est pas en mesure d'en fournir un. » L'autorité est enjolivée d'une politesse à toute épreuve. Nul place au doute néanmoins, ni à la négociation. « Anna restera là deux jours encore, le temps que j'aménage son retour. Je repasserai la chercher et je la ramènerai ensuite. » Il observe de nouveau sa sœur. Se demande s'il ne se laisse pas emporter par son cœur. Mais n'a-t-il pas toujours agi de la sorte, emporté par ses pulsions émotionnelles ? N'est-ce pas inhérent à son caractère ? A-t-il jamais cherché à se soustraire à ce caractère là ? Non. « Vous lui direz n'est-ce pas ? » Elle acquiesce, et il disparaît, l'esprit plein des choses à faire avant qu'Anna ne quitte l’hôpital.